J'ai hérité d'un vieux livre, non pas d'un livre ancien relié avec art sous une couverture de peau de chagrin patinée par les ans ou les mains de ceux qui s’en sont saisi au cours des siècles. Dans une bibliothèque qui se voudrait parement, il serait sans aucun doute un vrai coup de poing dans l’œil, mais comme ce n’est pas le cas de la mienne... Au moment de la distribution des livres (j’allais écrire des prix) j’étais absente, et mes co-héritiers n'en ont pas voulu : ils l'ont laissé dans mon lot.

Et bien moi je suis contente, parce qu’un livre, ce n’est pas seulement la gloire, le récit, les idées, etc… d’un auteur, ce n’est pas seulement l’apparence que lui a donné son éditeur, c’est parfois le caractère, l’âme de son acheteur, et voilà quelques mois que je suis à la recherche d’un éventuel secret qui aurait pu m’échapper.

La date de son édition : 1942. Il est laid, épais, mou, la tranche brunie et inégale de ces livres brochés, dont un coupe-papier a séparé les pages pliées in-8. Cependant il y a quelques cornes. Le papier a vieilli, il est presque bistre mais plutôt fin, parsemé ici ou là de petites impuretés et des quelques taches sombres des doigts qui ont tourné tant de fois les pages. Ce n’est pas encore le gros papier rude et plein de grains de paille d’après la guerre, quand il était rare. Il se cache sous deux couvertures : la première d’un papier jaunasse un peu effrité sur lequel une main maladroite a tracé le titre "Via Mala" ; la deuxième faite avec du papier d'emballage marron. En retirant ces deux pelures l’une après l’autre, j’ai découvert la couverture originale qu’on a voulu protéger. Il s'agit d'un livre publié par Albin Michel, le papier est un peu plus fort que le reste du livre, 100-120 gr. au maximum. En tous cas, on ne peut pas parler de carton. 

Quand les personnes qui nous sont chères meurent, la période de douleur passée on découvre peu à peu qu’on les connaissait si peu. La phase de leur vie qui précède notre naissance est comme inexistante, privée d’humanité réelle et de sentiments, comme stérilisée. Donc j’en suis arrivée à ce point de mon enquête : un livre d’apparence piteuse au milieu d’une bibliothèque décente commencée bien avant la seconde guerre mondiale, mais qu’on a couvert et recouvert avec soin, et qui - voilà un détail important parce qu’unique -, porte sur la première page interne le nom de son propriétaire décédé il y a plus de dix ans : l’initiale du prénom et le nom de famille, à l’encre noire, de cette belle écriture régulière, encore faite de pleins et de déliés.

S’agissait-il d’un livre acheté à un moment particulier, en rapport avec un évènement fort que tout le monde a ignoré ? Pour moi, elle ne correspond à rien dans la somme des récits entendus. S’agissait-il d’une dépense incongrue dans un moment où les pommes de terre étaient introuvables ? S’agissait-il d’un cadeau auquel son propriétaire tenait tellement qu’il a voulu le couvrir et le recouvrir pour le préserver, le marquant même de son nom pour qu’il n’y ait pas le moindre doute sur son appartenance ? On ne fait jamais rien par hasard ; derrière nos gestes les plus infimes, il y a toujours une motivation.

Je n’ai jamais rien lu de John Knittel, alors je vais commencer par celui-là… Peut-être que j’y découvrirai d’autres signes, peut-être qu’il me révèlera quelque chose, peut-être que le lent effeuillage d’une page après l’autre réveillera un souvenir enfoui à jamais, peut-être….

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