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Carpates et humeur sombre

Certains jours les soucis abondent, rien ne va comme on le voudrait et l’humeur est sombre. La routine ne suffit plus à vous rassurer. On sait bien qu’il n’existe aucune baguette magique capable de vous débarrasser de tous les ennuis, on effleure seulement l’idée d'un monde idyllique car on tient quand même au sien. Tout ce à quoi on aspire, c’est au calme, à la pause, à un temps d’arrêt. Chacun de nous possède tout au fond de soi une île secrète, une terre d’asile, un refuge hors du temps. Alors il faut se boucher les oreilles pour mieux s’isoler, respirer à pleins poumons un air vif pour chasser l’air vicié, tourner son regard vers le souvenir d’une personne chère qui savait effacer l’anxiété, ou alors s’immerger dans la lenteur de la nature, ou dans celle d’un geste ancestral, pondéré, répétitif, séculaire, qui apaisera la respiration et laissera pointer l’ombre d’un sourire. Mais parfois, pour retrouver un instant de calme, il suffit simplement de tomber sur un récit comme celui-ci :

 

« Sous la neige des Carpates »

« J’habite dans les Carpates depuis 17 ans et j’ai appris à penser à elles comme si elles constituaient un état à part, parfois même un continent. Le matin je me lève tôt, je regarde la neige fraîche et je commence à déblayer la route avec ma pelle, pour emmener ma fille à l’école, pour aller faire des courses ou simplement pour pouvoir sortir. Je secoue ma pelle pour faire tomber la neige, je monte les chaînes sur les roues, j’insère la traction sur les quatre roues, et j’essaie de franchir les tas de neiges pour arriver à la route principale qui se trouve un peu plus bas. De la cheminée de mon voisin, quelques centaines de mètres plus loin, un fil de fumée s’élève verticalement vers le ciel. Dans la coin, c’est la seule chose qui bouge.

Je déblaye la neige, et je pense qu’à ce moment précis, un grand nombre de Slovaques, d’Ukrainiens et de Roumains qui habitent dieu sait où dans ces montagnes extraordinaires qui sur la carte ressemblent à l’épine dorsale de l’Europe centrale, sont en train de faire la même chose. Même les Allemands et les Hongrois qui habitent en Transylvanie roumaine sont en train de déblayer la neige, et même les bohémiens, ces gens du voyage qui habitent partout.

Vivre dans les Carpates, cela signifie être seul, mais en même temps avoir le sentiment d’appartenir à une collectivité lointaine. Non loin de chez moi il y a des sommets : Magura, Dziamera, Kornuta, des noms qui ont vagué jusqu’ici le long des pentes des Carpates jusqu’aux Balkans, provenant peut-être de la Macédoine la plus reculée ou de l’antique Albanie. Ce sont des bergers errants qui les ont amenés jusque dans mon coin, durant des périodes où ici il n’y avait pas âme qui vive. On ne retrouve ces noms dans aucun autre lieu que les Carpates, et bien qu’ils soient répétés dans quatre ou cinq langues, ils n’ont jamais quitté ces montagnes.

Dans les Carpates l’espace lointain se mêle à une époque très ancienne. Les bergers slovaques, polonais, ukrainiens et roumains n’ont pas beaucoup changé au cours des siècles. Dans leurs chalets de haute montagne, on fabrique des fromages avec les mêmes méthodes archaïques et le même matériel primitif. Parmi les inventions de la modernité, ici ne sont arrivées que la torche électrique à piles, les radios à transistor et les bottes en caoutchouc. Le reste ne change pas, parce qu'on n'en a pas besoin. En outre, sur une distance de près de mille kilomètres, même les bergers et les chalets sont pareils. En Pologne, en Ukraine, en Roumanie, leur journée, le travail et les occupations diffèrent très peu. Ils ont même une odeur identique : ils sentent le feu de bois, le fumier de moutons et le fromage. Je sais de quoi je parle, j’ai eu l’occasion de sentir les premiers, les seconds et les troisièmes. J’ai parcouru mille kilomètres et j’ai trouvé que les hommes avaient la même odeur que je peux sentir à un kilomètre de chez moi.

Les Carpates appartiennent à quatre ou peut-être bien cinq pays, mais en même temps, elles n’appartiennent à personne. Elles vivent leur propre vie archaïque. Dans notre monde, il y a de moins en moins de lieux antiques et de vieilles choses. D’ici peu nous perdrons la mémoire, oubliant d’où nous venons et nous refuserons catégoriquement de croire que nos corps, à une époque pas si lointaine que cela, émanait la même odeur que celle des bergers roumains.

C’est justement ce à quoi je pense durant ma lutte matinière contre la neige. C’est l’hiver, et je repense au village de Rasinari dans les Carpates méridionales, en Transylvanie. J’y suis allé il y a deux ans, au mois d’août, pour voir l’endroit où était né le philosophe roumain, Emil Cioran, extraordinairement ironique et mordant.

Rasinari odorait d’huile réchauffée, d’oignons frits, de fumier de cheval et de porc, de foin et d’herbe. Au coucher du soleil, les bêtes descendaient des pâturages. Elles entraient dans le pays par la route principale et retrouvaient leur cour. En tête, il y avait les bœufs noirs, gigantesques et luisants. Derrière eux, une dizaine de vaches tachetées aux pis gonflés, et juste à la fin, un petit troupeau de chèvres folâtres et insouciantes. Ce cortège quotidien ressemblait à une fête. Tous les gens du village sortaient sur le bord de la route pour regarder cette marche animalesque. Les enfants, les vieilles femmes, leur foulard sur la tête, les hommes par petits groupes, la cigarette à la bouche : ils étaient tous là en train de regarder comment les bêtes retrouvaient de façon infaillible leur propre étable et s’arrêtaient en attendant que quelqu’un les fasse entrer. Le rituel se répétait depuis des siècles, achevé et, à sa façon, parfait. Après leur passage, l’asphalte de la route était couvert d’urine et d’excréments. Dans les derniers rayons du soleil, elle scintillait comme du verre. Les rares voitures devaient faire attention dans les tournants, parce qu’on glissait comme sur de la glace.

Je déblaye la neige et je me souviens de mes voyages, il y a si longtemps. Le problème est que du point de vue des Carpates, même un voyage de mille kilomètres ressemble à une excursion dans le village voisin. Il n’est pas exclu qu’il devrait exister quelque chose de semblable à une nationalité ou bien à une citoyenneté des Carpates. D’ailleurs, vivre ici équivaut à se rappeler que la citoyenneté ou la nationalité y avaient une valeur négligeable. Parfois, dans mes rêves extravagants et cosmopolites, je vois le mamelon principal de ces montagnes. Je sors de chez moi et je me dirige vers l’orient, puis vers le sud, et je ne rencontre aucune frontière. Le long de la route, il y a seulement des troupeaux de moutons, des chalets, des chiens de bergers, et l’hiver pas même ça. Les routes et la voie ferrée semblent une sorte de caprice, corridors extraterritoriaux creusés dans l’autre côté de la montagne. A travers eux coule vers nous le courant bruyant et inquiétant de la modernité, mais les montagnes restent immuables. »

Signé Andrzej Stasiuk, traduction ImpasseSud.

(Sources : L’Espresso)

 

Il y a des jours où je troquerais volontiers toutes les tracasseries de la vie moderne contre quelques modernités élémentaires. J’y ajouterais peut-être un ordinateur pour pouvoir me connecter à Internet et ne pas être complètement coupée du monde qui est le mien, mais tout le reste…. Encore qu'il est même probable qu’un jour ou l’autre, suite à une panne, je finirais pas oublier mes habitudes, oublier de me connecter, et je retrouverais finalment ce fameux calme après lequel nous passons notre temps à courir.

 

Ecrit par ImpasseSud, le Dimanche 7 Mars 2004, 16:35 dans la rubrique "Récits".

Commentaires et Mises à jour :

Marco-Bertolini
14-03-04 à 18:17

Quel beau texte !

Et quelle sérénité émane de ces phrases simples, de ces tableaux agrestes qui nous replongent dans un passé à la fois si proche et si lointain !

Bravo pour cette magnifique traduction, ImpasseSud...


 
ImpasseSud
14-03-04 à 18:45

Re:

Marco, je suis bien contente que ce texte t'ait plu. Dommage que tu aies pratiquement disparu et que tu ne nous fasses plus cadeau de tes intéressantes synthèses littéraires que j'appréciais beaucoup. Tout le monde ne lit pas la même chose, et un regard ailleurs est toujours très important :-).