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« La fumée provoque mai 68 »

« A 19 heures 30, Franco était déjà là, devant le porche, le premier arrivé. Il prenait toujours les rendez-vous trop au sérieux, il ne réussissait jamais à arriver après l’heure. Comme signe de reconnaissance, il mit Il Manifesto sous son bras, alluma une cigarette, une « Nazionali » sans filtre, les moins chers, puis il se donna l’air solennel de celui qui a hâte de conclure quelque chose.

Quelques minutes plus tard, finalement, une fille arrive, cheveux court, anorak de rigueur, petit sac péruvien en bandoulière : Mignonne, pense Franco ; non, sans autre séduisante. Elle, elle s’assoit sans saluer sur le bord du trottoir, ouvre un journal, « Lotta continua », et allume une cigarette elle aussi, tirée d’un paquet entier qui n’a rien à voir avec celui des « Nazionali ». Lui, il s’appuie, les épaules contre le mur, une jambe repliée, la chaussure contre la paroi, et il la regarde de dos : oui, vraiment mignonne ; elle aussi, elle doit être de la réunion.

Malgré 1968, Franco a conservé son complexe de timidité envers l’autre sexe. Ceux qui avaient raconté ces années-là comme l’ère de l’amour libre, des rapports sexuels faciles, avaient dit un tas de conneries ; lui, en tout cas, il ne s’en était jamais aperçu. Peut-être parce qu’il avait passé son adolescence à essayer en vain de racoler une femme pour pouvoir aller danser le dimanche : sans femme, pas d’invitation, et sans invitation, pas de bal, c’était la règle aux cours des années précédentes. C’est ainsi que le dimanche après-midi, il finissait toujours par rester seul, se baladant comme un chien perdu dans cette triste périphérie romaine où il vivait. De ce côté-là, en 1968 les choses avaient l’air d’avoir changé, mais pas pour lui qui, avec les femmes, était poursuivi par la malchance. Peut-être qu’avec elles aussi il prenait les choses trop au sérieux, comme pour les rendez-vous. Lui, avec la fille assise sur le trottoir, il aurait aimé parler, échanger quelques confidences, des impressions politiques, mais comment faire ?

Elle, de dos, continuait à lire « Lotta continua » avec beaucoup d’attention, aspirant lentement la fumée de sa cigarette, la faisant ressortir par le nez comme une vieille habituée. Alors Franco eut recours au vieux système qu’il avait appris durant son adolescence : il s’approche d'elle, met une cigarette dans sa bouche et commence à fouiller dans ses poches à la recherche d’un briquet qu’il sait qu’il a mais qu’il fait semblant de ne pas trouver. Puis il attaque : « Eh, camarade, tu as du feu ? » Elle, elle le regarde à peine, depuis le bas, prend une boite de cerini (1) dans son sac péruvien et le passe, distraite, à Franco sans lever les yeux de son journal. Lui, il allume sa cigarette, lui rend les cerini en murmurant à peine un « merci » à voix basse ; elle, elle cherche la boite dans le vide, la main tendue sans même tourner la tête. Bah ! pense Franco, cette fois non plus ça n’a pas marché, comme d’habitude.

A 20 heures les camarades arrivent finalement et montent tous ensemble chez l’un d’eux qui a l’air bien plus vieux que nous (il doit avoir au moins trente-cinq ans). On commence. Le leader dont c’est le tour, Luigi, commence par un long préambule : l’annonce d’une attaque, il réchauffe sa voix. Entre une pause et l’autre de son discours (un peu étudiée, en vérité), il aspire une bouffée de la cigarette allumée qu’il tient dans sa main droite. Les camarades sont presque tous assis à terre, la pièce commence à se remplir de fumée, on se croirait dans la plaine du Pô en hiver, on ne se voit presque plus : l’atmosphère est bonne, protectrice, familière, comme chez soi. Quand Luigi passe à l’attaque en élevant le ton de sa voix, tous les camarades sont en train de fumer allègrement, il y a même une sorte de syntonie entre l’ardeur de Luigi et l’intervalle (toujours plus bref) qui sépare une tirade de l’autre. Franco, immergé lui aussi dans le brouillard cherche le visage de la fille, le découvre parmi tous ceux qui sont complètement absorbés par le final de Luigi qui désormais n’accorde plus aucune trêve : maintenant les camarades sont au courant, on ne plus rester sans rien faire, il faut passer à l’action, donner libre cours au mouvement.

« Camarade, tu as une cigarette ? » Franco sort rapidement son paquet de Nazionali, comme si ce geste confirmait encore plus son appartenance au groupe. Après avoir donné une cigarette au camarade, il regarde autour de lui pour voir si quelqu’un d'autre en a besoin, puis, lui aussi, il tourne son regard vers Luigi qui, entre temps, a écrasé son mégot allumé sur la table, en parfait accord avec sa dernière phrase qui n’admet aucune réplique.

Maintenant, les camarades se lèvent en applaudissant. Il y a encore une réunion, à 22 heures, chez Giancarlo, il faut prendre des décisions à propos de ceux qui feront le piquet de grève devant chez Voxson. A terre, il reste des dizaines et des dizaines de mégots éteints. Personne, à cette époque-là, n’aurait jamais eu le courage de dire que fumer faisait du mal à la santé. Si quelqu’un l’avait fait, il aurait été mal vu, comme s’il arrivait du patronage ou des scouts, ou qu'il soit allé au lycée chez les Jésuites.

« Tu as des cigarettes ? » Franco se retourne, rassure le camarde, j’en ai presque un paquet entier. Bon, alors on peut aller chez Giancarlo. Dehors, sous le porche, les camarades échangent leurs impressions : quelqu’un dit que l’analyse politique de Luigi est dépassée par la dernière intervention d’Alberto, faite justement la veille dans une salle bondée de l’université.

 

Je repensais à ces jours lointains quand, il y a quelques mois, je me suis retrouvé avec Franco P., debout devant la porte d’une pièce où se tenait une réunion bondée de camarades : nous deux, nous voulions écouter, mais nous n'avions pas le droit d'entrer à cause de notre cigarette allumée, vu qu’aujourd’hui on ne peut plus fumer dans les pièces. Maintenant, les seuls qui te demandent une cigarette, ce sont les Punkabestia, quand tu traverses le pont Sixte [à Rome, NdT]. Quand tu le traverses et qu’ils te prennent en train de mégoter, ils viennent à ta rencontre en te coupant la route, mimant le geste du fumeur de la main droite. C’est toujours avec plaisir que je la leur offre, en souriant, parce que cette quête me rappelle ce temps-là et ensuite parce que les cigarettes ne sont plus au compte goutte, un luxe, comme à l’époque. (…)

Le tabagisme est la marque de fabrique de ma génération (et de celle qui l’a précédée), ensuite, il y a eu d’autres types de drogues, les armes pour certains. Fumer donnait sans doute la sensation à certains d’entre nous d’être adultes, nous donnait l’ivresse et l’impression d’appartenir à une secte révolutionnaire et secrète, de partager une grande expérience, d’être arrivés à l’aube d’un jour nouveau et de nous préparer à la grande aventure que Tronti appela l’assaut du ciel.

Au fond, nous, ceux de mai 1968, nous ne nous sommes pas fait tellement de mal, compte tenu que parmi nous nombreux sont ceux qui  ont arrêté de fumer par la suite. La cigarette, sans doute, nous préserva d’autres pièges et dangers plus dangereux. Ceux de la « génération » suivante, celle de 1977, comme Fassino(2), D’Alema (3), Veltroni (4) et puis Rutelli(5), je ne les ai jamais vus fumer. Ils appartiennent à une génération différente et c’est sans doute pour cela que nous avons du mal à nous comprendre.»

Enzo Scandurra « Il fumo provoca il Sessantotto », publié dans Il Manifesto du 25.08.2007

Traduction de l’italien par ImpasseSud

 

 

La campagne anti-tabac ? Evidemment… je comprends le soulagement de tous les non-fumeurs qui, depuis toujours, étaient obligés d’inhaler une fumée qu’ils détestaient, qui nuit à la santé, ternit les vitres, empeste les intérieurs, imprègne les vêtements, le mobilier, les rideaux, les tapis….. Cependant, je ne peux pas m’empêcher de me demander si tous ces gens qui, contraints et forcés d’arrêter de fumer par les dernières lois en vigueur, mais qui le font payer à leur entourage avec leur irritabilité, leur nouvelle prédisposition à l’impatience, à l’agressivité, voire même à la querelle facile, ne sont pas tout aussi nuisibles.... vu que tout le monde doit les supporter, en famille, au travail, aux guichets, au téléphone, etc... D’autant plus que la vie d’aujourd’hui est déjà bien assez stressante comme ça.

En ce qui me concerne, tout en ne fumant plus depuis des années, j’aimais cependant la pause-cigarette des autres, car elle donnait du temps à la détente, à la réflexion et parfois même à l’amitié.

Une fois de plus, l’excès d’une mesure a rejeté le bon sens et le libre arbitre. Et ne parlons pas de l’avidité de certaines entreprises qui ont sauté sur l'occasion pour récupérer le temps que leur personnel perdait soi-disant en fumant, ni de l'hypocrisie de l’Etat qui a compensé la diminution de ses entrées par l’augmentation de ses taxes. Où prend-on soin de notre santé dans tout cela ? S'attaque-t-on sérieusement aux fumées toxiques émises dans l'air qu'on respire par les usines, les torchères, les véhicules de toute sorte ? Interdit-on l'usage des pesticides ou des additifs nocifs dans notre nourriture ? Ne ferme-t-on pas plus ou moins les yeux sur l'augmentation de l'alcoolisme, sur l'usage toujours plus répandu des drogues ? N'encourage-ton pas de plus en plus la consommation des stimulants et des calmants qui créent dépendance et dépressions ? etc... La campagne anti-tabac serait-elle donc la mode la plus facile du moment ? Comme le prohibitionnisme des années 20 aux Etats-Unis ? Croit-on vraiment qu'on fera disparaître la cigarette ?

Il était sans aucun doute nécessaire de freiner le sans-gêne intoxiquant des fumeurs en sauvegardant des espaces sans fumée et en attirant à nouveau l'attention sur les méfaits du tabac, mais fallait-il vraiment le remplacer par la mauvaise humeur permanente des frustrés de la cigarette qui, à leur tour, empoisonnent l’existence de leurs semblables ?

 

(1) petite allumette italienne imprégnée de cire

(2), (3), (4), (5) : hommes politiques de gauche italiens actuellement au gouvernement ou à des postes-clefs.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Mardi 4 Septembre 2007, 08:39 dans la rubrique "Actualité".

Commentaires et Mises à jour :

brigetjones30
04-09-07 à 15:52

J'aime beaucoup votre arcticle.

 
ImpasseSud
05-09-07 à 07:02

Re:

Merci Briget !