Une voiture n'est qu'un objet, cela ne fait aucun doute, mais ce qui ne fait également aucun doute, c'est qu'au cours des années, des sentiments presque humains naissent entre cet objet et son propriétaire. Certains vont jusqu'à lui donner un petit nom, mais, même sans cela, bien souvent un dialogue s'instaure, entre discours, cajoleries ou engueulades, suivant les circonstances. On a même l'impression que la voiture comprend, qu'elle répond, qu'elle ronronne ou qu'elle fait la nique. En plus, elle est souvent le témoin silencieux de nos hauts et bas, de nos périodes fastes ou néfastes. Alors... quand il faut la détruire...

Ma 106 venait d'avoir 12 ans. A part quelques tout petits coups ici et là, elle avait encore fière allure et un bel aspect. Blanche, c'était un modèle 1991, le premier de la série et celui de base, mais, comme la plupart de ses soeurs, elle n'avait pas manqué de me faire un nombre de caprices supérieur à la normale et ceci dès son plus jeune âge. Apparemment, la première fournée de ce modèle n'était pas bien au point. Cependant, je l'avais gardée, et elle m'avait accompagnée au cours des années, en ville surtout où elle était facile à garer, mais aussi à l'étranger. Et, sur l'autoroute, sa reprise n'avait rien à envier à toutes celles de sa catégorie, ni même à celles d'une cylindrée supérieure. Durant nos grands voyages annuels entre l'Italie et la France, c'est avec elle que nous avions battu notre record de vitesse : 13 heures pour faire 1.650 kms, ce n'est quand même pas mal. Il y a un an, je l'avais laissée dans des mains moins expertes qui avaient besoin de faire leurs premières armes. Et là aussi l'affection était née : une première voiture, ça compte. Mais tout à coup, le caprice est devenu vraiment trop gros, il aurait fallu refaire le moteur. Vu son âge, son heure avait sonné.

J'ai déjà changé de voiture plusieurs fois, et, jusqu'à présent, il me suffisait de laisser la vieille au vendeur, devant son salon feutré, et de repartir avec la nouvelle, sans plus me soucier de son sort. Mais cette fois-ci, les choses se sont passées différemment : hier, c'est moi qui ai dû l'amener à la casse.

L'endroit était horrible, encaissé entre deux collines, bruyant et malodorant. Des montagnes de carcasses, colorées ou rouillées, décentes ou éventrées, avec des vitres éclatées, des sièges broyés, des volants tordus, des grues grinçantes aux dents pointues, une presse gloutonne et insatiable qui avalait, rythmique et privée de tout sentiment, tout ce qu'on lui offrait, régurgitant bien vite des cubes qu'on amassait pour la fonderie. Une des portes de l'enfer, s'il avait fait plus chaud.

Nous avons garé la 106 où nous pouvions, face à un grand hangard, et je me suis bien vite engouffrée dans le petit bureau pour les formalités d'usage pendant qu'on commençait déjà à lui enlever ses plaques. L'employé a semblé surpris: "Mais elle est encore bien cette voiture..." "Oui, mais..." et j'avouais "sa" faute, le plus brièvement possible, presque honteuse de l'acte que j'étais en train de commettre.

Les papiers terminés, je suis ressortie, j'ai vu qu'on l'emmenait dans le hangard, à travers une large porte qui donnait sur un immense trou noir, encore plus sombre et angoissant sous le soleil aveuglant. Avant de la jeter dans la bouche du fauve, on allait probablement la démanteler, la désosser, la déchirer, avec des gestes brusques et sans délicatesse. Ou, peut-être qu'elle allait devoir attendre son heure, seule dans cet endroit sinistre et froid.... Ma gorge s'est serrée, j'ai eu un frisson dans le dos. Triste façon de terminer un rapport de douze ans...