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Les consommateurs et les consommés

Noi, ragazzi di oggiTous les systèmes sociaux, même les mieux intentionnés et les plus équitables subissent, tôt ou tard, mais surtout quand ils sont au pouvoir, une exploitation, une dérive qui vont à leur encontre, retardent la réalisation des idéals qu’ils s’étaient proposés et font le jeu des adversaires qui préfèrent la mauvaise foi et une propagande basée sur le sarcasme à une amélioration efficiente. Ici, je raconterai une histoire espagnole, vraie, un peu longue mais on ne s’ennuie pas, et si elle m’a particulièrement intéressée, c’est parce que, plus que nationale, elle est surtout le symptôme d’une époque. Récemment et à travers des personnes qui me sont chères, j’ai moi-même été le témoin, en France, des mêmes dérives du système « social » quand il laisse naître en son sein, sans l’interrompre ni le contrôler, un monde parasite qui vit à ses dépends, l’entrave et nuit à tout le monde, allant même jusqu’à une véritable délinquance organisée sur le dos des plus faibles, qui, non seulement reste bien souvent impunie, non seulement n’apporte aucun progrès, mais joue un rôle d’alibi pour le pouvoir en place.

   

« Enrique Martinez Reguera a une barbe presque toute blanche, des lunettes à la monture angulaire et une cravate sous une cardigan boutonné. C’est un monsieur distingué, proche de la soixantaine désormais, psychologue de son métier, mais qui depuis trente ans vit aux côtés des jeunes marginaux. Il a écrit plusieurs livres de pédagogie et contribué à fonder la Coodinadora de barrios et la Escuela de marginacion de Madrid. Chaque fois qu’on l’invite à tenir une conférence, Reguera ne perd jamais l’occasion de raconter cet épisode, une petit succès dont il a été l’un des artisans.

 

Dans le quartier madrilène de San Firmin, il y a un garage qui, depuis quelques temps déjà, est fréquenté par une centaine de jeunes marginaux : sin papeles, des gitans, des gosses qui ont fui les centres de tutelle ou l’école. Dans ce garage, ces garçons apprennent à monter et à démonter des motos, ils vendent les pièces détachées ou bien ils les recyclent, les revendant après les avoir réparées. Le type qui a mis ce garage sur pied s’appelle Iñigo… »

 

 « Un jour », continue Reguera, « Iñigo décida d’aller rendre visite à un de ses protégés, enfermé dans un centre de tutelle pour mineurs géré par une entreprise privée. La première chose qu’il vit fut une sorte de chalet, à dix kilomètres du centre habité. Autour, un mur d’enceinte surmonté par du fil de fer barbelé et surveillé par des chiens. Quand il essaya d’entrer il se retrouva face à un type musclé qui lui dit qu’il était le vice-directeur, mais qui ne réussit pas à l’empêcher d’entrer et de se rendre compte de la situation. Le gosse qu’il connaissait lui parla d’un cagibi où on les enfermait pendant des heures, immobilisés sur un lit de camp avec du scotch pour emballages. Certains finissaient par uriner sous eux car on ne les laissait même pas aller aux toilettes…

Dès qu’il sortit, Iñigo alla directement porter plainte contre le centre. Nous, nous avions déjà porté plainte des dizaines de fois, mais personne n’avait réussi à les prendre sur le fait. Cette fois-ci le juge se dérangea le jour même pour vérifier et, quand il revint, il dit que c’était bien pire que ce que nous avions raconté. »

 

Suite aux plaintes de certains groupes d’intervention sociale faisant partie de la Coodinadora de Barrios, le juge prit note des abus commis dans ce centre pour mineurs de la banlieue de Madrid, dans la Sierra de Guadarrama. Cette inspection improvisée et le témoignage de cinq autres « hôtes » sur les mauvais traitements subis, obligea l’organisme madrilène de tutelle des mineurs qui en avait donné la gestion, à fermer le centre le jour suivant. Diagrama, l’entreprise responsable du centre, continue cependant à obtenir la gestion de dizaines d’autres centres de tutelle des mineurs dans toute l’Espagne.

 

Enrique Reguera expose ses arguments sans hâte, avec le ton sûr de celui qui a l’habitude de les retourner longuement dans tous les sens, jusqu’à ce qu’ils tiennent debout. Ces derniers temps, - et de plus en plus souvent -, c’est un exercice qu’il lui arrive de faire en public, « parce que », raconte-t-il avec un air sournois, « on est en train de se rendre compte que le système ne fonctionne pas, bien plus, qu’il n’a jamais fonctionné. Et les plus honnêtes, à la recherche d’une solution, se rapprochent de plus en plus de nos théories ». 

…………………………..

 

« Les enfants en périls ne sont pas des enfants dangereux ». C’est le slogan de la campagne, qu’on crie dans les sit-in devant les palais de justice le 13 janvier, jour anniversaire de la loi entrée en vigueur en 2001, ou bien dans les manifestations devant les maisons de correction/prisons à peine inaugurées dans quelque terrain vague aux abords de la ville.

 

« A vrai dire, le jour suivant, ce n’est pas un institut de tutelle qu’on ferma mais trois centres ». L’histoire de la plainte à Diagrama ne s’arrête pas là, Reguera la raconte jusqu’au bout. « Mais pourquoi trois ?! », avons-nous dit,  « vu que nous n’avons vu des tortures que dans un centre… » Ensuite, nous avons compris qu’il s’agissait d’envoyer un message pour la société : « Tout est en ordre, ne vous faites pas de soucis. Nous venons juste de découvrir le défaut de nos services, mais nous savons comment y remédier ».

« Quelques jours plus tard, en effet, deux des trois centres furent réouverts. » Les éducateurs accusés d’abus furent déplacés par Diagrama dans les deux centres réouverts. Quand Coodinadora s’en aperçut, l’entreprise les transféra de nouveau.

« Ils essayaient de nous faire perdre leurs traces », commente Reguera. Alors ils portèrent plaintes contre des responsables haut placés, c’est-à-dire la directrice des services sociaux et celle de l’institut de tutelle. Mais celles-ci se mirent d’accord pour porter plainte contre Diagrama qui gérait le centre. A la fin Diagrama dénonça les éducateurs qui furent les seuls à finir devant M. le juge. Quelques temps plus tard, en plein conseil municipal, après avoir fait venir les caméras de Telemadrid, la directrice générale de l’Institut de tutelle fit cette déclaration : « Nous avons les preuves que la Coodinadora de barrios est liée à la Kale Borroka » (la guérilla de rue du Pays Basque où on dit que l’ETA choisit ses recrues, ndr). « Désormais, nous nous attendions à tout » dit Reguera, « mais là, ça a vraiment été un coup bas…. »

…………………

En Espagne, il y a des entreprises qui, comme Diagrama, sont en train de faire les meilleures affaires avec les centres pour mineurs : elles s’appellent Cicerón, Respuesta Social Siglo XXI, Grupo Norte. Désormais, plus qu’agences éducatrices, il s’agit de holdings privées qui opèrent dans des milieux très différents l’un de l’autre. La fondation Grupo Norte, par exemple, non seulement s’occupe des mineurs, mais elle englobe une agence de travail intérimaire, une de surveillance privée et une entreprise de nettoyage. « Désormais, la prison est une affaire comme une autre », dit Reguera, « autour de chaque détenu tourne des centaines de milliers d’euros. Ce qu’ils sont en train de faire, c’est uniquement d’étendre ce marché aux enfants ». Dans le centre El Pinar, géré justement par le Grupo Norte, il y a 30 mineurs dont s’occupent 33 éducateurs. A cela, il faut ajouter 4 tuteurs, 1 coordinateur des tuteurs, 3 coordinateurs simples, 1 avocat, 1 psychologue, 1 informaticien, 2 cuisinières, 2 aides de cuisine, 2 opérateurs pour le nettoyage. Soit 57 employés qui tirent leur propre salaire de 30 jeunes considérés comme difficiles.

 

« Les centres de tutelle d’aujourd’hui sont tout aussi négligés que l’étaient les maisons de correction d’autrefois » dit Reguera. « La seule différence, c’est qu’avant, dans les maisons de corrections, il y avait une seule personne pour 200 enfants. Maintenant, pour 200 enfants il y a 300 éducateurs… Les enfants sont tout aussi abandonnés qu’avant, mais il y a beaucoup plus de gens qui vivent sur leur dos. Nous sommes passés d’une société de consommation à une autre, nouvelle, de consommateurs et de consommés, où les enfants sont la matière qu’on consomme. Je connais des gosses de dix ans qui, sur leur compte, ont déjà un dossier qui pèse plus d’un kilo. Dans la vie de chacun d’eux sont passés quatre psychologues, huit assistants sociaux, douze éducateurs et ils sont tous passés, ils ont tous vécus de ce gosse-là, ils ont eu un salaire sûr rien qu’en s’occupant de lui, mais personne n’a trouvé de solution à ses problèmes… »

 

Malgré ses 57 employés, le Defensor del Pueblo, dans un document, signale que le centre El Pinar est dans une « situation préoccupante ». Le document parle des « retards dans la communication des punitions au tribunal des mineurs, de mauvais traitement et d’une violence physique disproportionnée de la part du corps de vigilance, de suspension de toutes les activités récréatives pour les mineurs mis en isolement, d’épisodes continuels d’auto lésions, d’abus dans les punitions de séparation du groupe, etc. ». « Le marché », conclut Reguera, « a intérêt à diversifier la marchandise. Les carences matérielles et affectives de ces garçons qui réclament simplement une attention sociale, sont désormais supplantées par de nouvelles définitions, dont chacune requiert un spécialiste différent. C’est ainsi que nous avons les hyperactifs, les dyslexiques, les inadaptés, les destructeurs, les violents, les maniaques sexuels, …. et ainsi de suite. »

 

Maintenant, pour Enrique Reguera, le modèle à suivre est celui du quartier de San Firmin. Au début, quand les gosses se sauvaient de l’école pour aller au garage d’Iñigo, il y avait des juges et des inspecteurs qui fermaient un œil, mais le nombre des enfants a augmenté d’une année sur l’autre et l’organisation a dû s’adapter à de multiples exigences. Maintenant, aux côtés d’Iñigo, il y a des psychologues et des avocats, « de façon à ce que quand l’Etat veut intervenir, nous puissions dire qu’il y a déjà quelqu’un qui est en train de s’en occuper ».

 

« Dans le garage, on finit par savoir beaucoup de choses », continue Riguera, « et c’est ainsi que nous sommes passés à l’attaque. Nous portons plainte contre tous les délits qui sont commis contre « nos » jeunes. Cela nous a donné un grand prestige dans le quartier, parce que nous nous sommes mis de leur bord, même si c’est l’administration qui se trouve de l’autre côté. L’année dernière nous avons envoyé trois fois l’Institut madrilène de tutelle au tribunal. Et dans les trois cas, on a dû reconnaître que nous avions raison. Durant ces cinq dernières années, nous avons eu trois procureurs de la république complètement de notre côté. Ils appartenaient au Psoe et ils voyaient d’un bon œil ce que nous faisions. »

 

« Dans les années 70, quand j’ai commencé », conclut Reguera, « il y avait un mur entre les riches et les pauvres. Moi, j’étais de ceux qui vivent bien et eux ils étaient de ceux qui vivent mal. Ils m’acceptèrent dans le quartier où j’avais choisi de m’installer, mais en dix ans, je n’ai jamais réussi à rompre cette barrière. Puis, la drogue est arrivée, et nous avons vu un rapprochement toujours plus étroit avec notre groupe de soutien. Nous, cependant, nous faisions partie de la société qui était en train de les anéantir, nous continuions à bien vivre. Eux, ils vivaient chaque jour un peu plus mal. Au cours de cette phase, la différence se trouvait entre ceux qui meurent et ceux qui continuent à vivre. Pour finir, durant les dix dernières années, l’administration a commencé à nous attaquer. Les trafiquants aussi sont contre nous. Dans un certain sens, aux yeux des jeunes, nous sommes passés à la clandestinité. Dans ce sens désormais, nous sommes avec eux. Dans cette troisième phase il y a une grande compénétration. Le mur de la pauvreté existe toujours, mais nous prenons pas mal de risques pour eux et nous sentons qu’ils nous en sont reconnaissants. Ils peuvent avoir confiance, nous ne nous sommes pas convertis en une entreprise du type de Diagrama. Désormais, dans le quartier de San Firmin, Iñego est plus important que le maire. Il y a un maire officiel, de l'Etat, et un maire clandestin. Le maire clandestin, c’est Iñego. »

(Traduction libre de l’italien par ImpasseSud de « Iñigo, sindaco clandestino », Luca Rossomando, Il Manifesto)

 

 

Ma brève expérience personnelle avec le monde des planqués du secteur social s'est passée en région parisienne, non pas au niveau des enfants, mais au niveau des jeunes adultes, entre 18 et 25 ans, sans aucun soutien de famille, bien souvent sans emploi fixe et qui se retrouvent dans les foyers de jeunes travailleurs. Je ne voudrais surtout pas généraliser, mais ce que j’ai vu….

 

… c’est un petit foyer privé de 12 chambres copieusement subventionné par l’Etat, où trois opérateurs sociaux se comportaient en véritables despotes, promettant des services qu’ils ne rendaient jamais, obligeant les résidents payants (!) à se charger des courses, de la cuisine et du ménage et à les nourrir, monopolisant puis vendant les produits fournis par la banque alimentaire, même quand ils étaient échus, volant régulièrement dans les chambres (jusqu’aux pièces d’identité), ouvrant tout le courrier, levant la main à l’occasion, fichant à la porte, certains résidents à huit heures du soir suivant les préférences et pour trois jours, etc… Sans parler de l’usage privé qu’ils faisaient des lieux pour leurs ébats sexuels, des chantages à la culpabilité envers les résidents pour mieux les encadrer, des encouragements à la zizanie pour mieux régner, des dossiers établis sur chacun d’eux comme s’il s’agissait de délinquants, leurs interventions arbitraires auprès des employeurs, etc…

Dans ces cas-là, les jeunes non seulement ne peuvent pas décoller dans la vie mais ils n’ont aucun recours possibles, car l’administration et même la police ne croient jamais à leurs dénonciations. Isolés et sans argent, ils n’ont donc que deux choix : s’adapter ou finir à la rue ou dans un centre d’hébergement provisoire.

Dans ce cas spécifique, ce petit groupe a quand même fini par tomber sur un résident à la dent plus dure, qui a recueilli des preuves et s’est adressé à deux avocats. Le foyer a été fermé et les opérateurs ont disparu en emportant tout le matériel. Le résident en question, a, grâce à une organisation humanitaire, retrouvé une place dans un autre foyer, toujours en région parisienne, où certaines chambres étaient occupées par les malades terminaux en surplus dans l’hôpital voisin. L’ingérence y était moindre, mais au lieu d’un terrain de confiance et d’aide, le personnel continuait à imposer une ambiance de tutelle.

 

Et la réinsertion au travail pour les chômeurs (seulement les pistonnés) ! Je ne citerai pas de nom, mais là aussi on fait des affaires sous le signe de la solidarité (!) et de la formation. Certaines associations fournissent aux chômeurs chanceux un emploi de deux mois, rarement plus, sur place, deux jours ici, trois jours là, ou en déplacement pour un mois parfois à plusieurs centaines de kilomètres, loin de tout et les frais de déplacements dans l’intervalle à leur charge, pour nettoyer les toilettes d’un camping par exemple (très formateur !). Tout cela pour répondre aux requêtes d’entreprises privées qui sont trop heureuses de pouvoir avoir du personnel intérimaire à bon marché, vu qu’il s’agit de travailleurs qui touchent une allocation équivalente à 60 % du SMIC pour 166 heures par mois. Quant à l’aide à la recherche d’un emploi qu’on leur annonce au départ, elle fait sans doute partie des phrases d’accueil.

 

Et que dire du monde qui gravite autour des jeunes sous tutelle juridique qu’on envoie en hôpital psychiatrique dès qu’ils se rebellent aux abus des profiteurs....

 

Une société de consommateurs et de consommés....Tout cela se passe le plus légalement du monde et sous tous les yeux, salissant, annulant les efforts des hommes de bonne volonté, distillant le doute chez les personnes disponibles. Va savoir pourquoi, mais tout à coup je pense au cannibalisme. C'est sans doute très exagéré, mais....

 

(photo)

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Lundi 6 Juin 2005, 14:58 dans la rubrique "Actualité".

Commentaires et Mises à jour :

ImpasseSud
07-06-05 à 09:43

Ce billet était bien long...

... je dois le reconnaître. Mais suffisait-il de vingt lignes pour décrire toutes les nuisances de cette plaie ? Je sais qu'il a été lu, mais l'a-t-il été jusqu'au bout ? Que les courageux me fassent signe.... car c'est un sujet qui me tient à coeur et qu'il faudra bien que nos gouvernements abordent un jour ou l'autre :-).


 
alberto
07-06-05 à 10:28

C’est abominable l’exploitation de mineurs en difficultés comme tu le rapportes, impassesud. Tu parles de “cannibalisme”, je trouve qu’il y a de ça... de la barbarie. L’homme est vraiment capable du pire ! Heureusement qu’il s’en trouvent quelques uns et quelques unes qui sont capables du meilleur ! De ceux et celles qui dénoncent ce genre de mal et portent plainte. Maintenant, je te sens plus optimisme que moi lorsque tu espères que les gouvernements aborderont un jour le sujet. Pendant que tu régles un problème d’un côté, un autre resurgit de l’autre côté ! Mais ce n’est pas une raison pour perdre courage, ça oui !

 
ImpasseSud
07-06-05 à 13:09

Re:

Alberto, merci de faire partie des courageux :-). Quant à l'optimisme, je ne sais pas si je le suis vraiment ou si je désire l'être. Nous vivons dans une époque de requins, cela ne fait aucun doute, mais tous les gens de bonne volonté, ceux qui sont d'une nature généreuse... Que penser d'un Zapatero par exemple? Si ses décisions en matière d'homosexuels ne sont pas forcément du goût de tout le monde, son retrait de l'Iraq, ses interventions au niveau des immigrés, des femmes battues, de la parité homme/femme, etc... ne redonnent-elles pas un peu d'espoir?