Ce billet, je pourrais me passer de l'écrire car les faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le problème, c'est qu'en Italie, la plupart des médias nationaux les ignorent volontairement. A 15 mois du séisme du 6 avril 2009, L’Aquila est encore une ville morte (1) derrière des grilles gardées par des forces de l’ordre (seules quelques rues sont ouvertes durant la journée), sans reprise économique (seuls 80 commerces sur 521 ont reçu l’autorisation de rouvrir), et aucun début de REconstruction. A 15 mois du séisme, sur les 75.000 sinistrés du « cratère » (2), environ 55.000 personnes, - comme on peut le lire ici (3) -, ne peuvent toujours pas rentrer chez elles, ni se procurer un nouveau chez soi, ni entreprendre des réparations. Bon nombre d'entre elles ne peut ni travailler, ni reprendre le travail ou percevoir les revenus locatifs que procuraient une ville essentiellement universitaire. Tout est pétrifié par la maudite indifférence du gouvernement de Berlusconi, avec la grande complicité silencieuse du monopole des médias à ses bottes. Aux Aquilani en détresse et furieux, il ne manquait plus que les coups de matraque ! Eh bien ils sont arrivés !
Tout est immobile parce que "les caisses des communes sont vides", disent les maires. La Protection civile qui a passé la main à la Région des Abruzzes a même laissé des dettes énormes (220 millions d'€) : envers les hôteliers et les entreprises qui ont participé à l’accueil, aux constructions provisoires, aux étayages, aux déménagements, etc... qui maintenant commencent à réclamer leurs dus à grands cris. "L’argent est là", répète le gouvernement comme un disque rayé à chaque fois que la pression est trop forte. "Là où ?" demandent les maires et les Aquilani. Et toujours pas de financements réels pour les réparations, toujours pas le moindre plan à long terme pour la reprise économique ou la REconstruction. Tout fonctionne à coups d’ordonnances, quand la rumeur des cris d’exaspération des sinistrés dépasse la sphère locale, comme après la révolte des brouettes qui a valu aux Aquilani l’évacuation "médiatique" d’une petite quantité des millions de tonnes de gravats aujourd'hui encore sur place.
Donc : toujours sinistrés, abandonnés à leur sort, et ….
Pour mieux comprendre l’exaspération de la population, il convient de faire un petit tour d’horizon :
1) Les HLM-C.A.S.E, le soi-disant « miracle de Berlusconi », payées env. 2.400 €/m 2 et au milieu de nulle part, en "commodat" : certains sont déjà dans cet état , et on découvre tout à coup que leur anti-sismicité n’a jamais été testée. Certains de ces groupes particulièrement isolés attendent encore de véritables voies d'accès. La Protection civile ayant repris une partie des terrains qu’elle avait expropriés soi-disant pour qu’on puisse y construire un tissu social, autour de ces dortoirs dispersés, il n’y a toujours pas le moindre commerce, ni la moindre structure publique ou d’agrégation sociale, et certains gros donateurs italiens sont sur le point de renoncer à leurs projets d’aide à la REconstruction vu que le terrain n'est plus disponible. Même l’encaissement des dons en espèces, pour financer telle ou telle réparation ou construction bien spécifique, se retrouve systématiquement retardé par des obstacles bureaucratiques qui semblent insurmontables. A signaler, cependant, la volonté de créer 216 jardins urbains (Orti urbani): un protocole d'accord vient d'être signé. Espérons qu'il ne s'agisse pas d'une de ces multiples "volontés" dont l'Italie est pleine, mais qui ne voient jamais le jour.
2) L'Eglise catholique fait activement son beurre personnel aux frais de l'Etat entre réparations et nouvelles constructions d'églises, couvents sur des terrains publics, réintégration de reliques, etc. Mise à la part la réouverture d'un restaurant du coeur par la Caritas, il semble que la résurgence de L'Aquila et de ses habitants ne fasse pas partie de ses priorités.
3) Excès d’étayages dans une ville morte : utiles pour certains monuments et immeubles historiques, mais souvent inutiles, effectués sans compétences et surtout spéculatifs à partir du moment où les municipalités, encouragées par la Protection civile, ont annoncé qu’ils se feraient à leur charge. Bon nombre d’entreprises ont forcé la main, même sur des immeubles non récupérables, et parfois même en faisant des désastres, comme pour cette fresque du XVIIIe trouée ... sans doute innocemment.
4) Université, l'élément vital de L'Aquila avant le séisme : malgré la quasi-destruction de certaines facultés et la dispersion à des kilomètres de leurs remplaçantes, les autorités se vantent de l’absence de défection massive des inscriptions. C’est exact, mais elles oublient de préciser que pour ce faire, elles ont empêché les transferts des étudiants qui en faisaient la demande, et offert, à l'automne 2009, trois ans de gratuité aux nouveaux inscrits en leur promettant que d’ici la fin de l’année académique tous les services seraient de nouveau en place et fonctionnels. La réalité est tout autre, et le droit à l'étude est bien compromis : nouvelles facultés très excentrées, espaces très exigus et très mal équipés ; certains services sont encore sous la tente, grosse carence de logements et loyers en hausse, absence de resto universitaires et de points de rencontre, nouvelle cité universitaire en cadeau douteux à la Curie qui fera sa sélection personnelle, large insuffisance des transports en commun, et tant d'incertitude. Résultats : absentéisme et contrainte à des allers-retours fréquents et dispendieux pour les étudiants.
5) Les gens : les villes sont faites de vie et de pierres, d’hommes et d’habitations. A 15 mois du séisme, L'Aquila devrait être un immense chantier. Mais à L’Aquila, il n’y a plus que des gens dispersés, qui essaient de se regrouper sous ce nom. Mais combien de temps cela peut-il durer ?
Et comme si cela ne suffisait pas, dans un territoire dévasté où l’immobilisme et la dispersion empêchent l’économie et la vie normale de redémarrer, le gouvernement a décidé qu’à partir du 16 juillet, tous les sinistrés doivent payer leurs arriérés d’impôts, remboursements de prêts et autres, alors qu’en 1997, lors du dernier séisme en Ombrie, le paiement des arriérés d’impôts avait été reporté à 10 ans et réduit de 60 % !!! Une ultime scélératesse qui a fait exploser la colère.
Une colère qui ne plaît pas au gouvernement.
Le bras de fer commence le 16 juin, à L’Aquila : ils sont près de 20.000 à manifester contre cette énième injustice, pour réclamer le même traitement que celui appliqué lors des séismes précédents, l'établissement d'une zone franche et la création d'une taxe nationale destinée à financer la REconstruction. Ils bloquent l’autoroute toute proche (vidéo) dans l’espoir d’acquérir un peu de visibilité et d’intérêt sur le plan national. Peine perdue : grande partie des médias nationaux passe cette manifestation sous silence.
Le 24 juin, pour essayer de rompre ce mur du silence médiatique, le maire de L’Aquila accompagné par son Conseil municipal au grand complet, par le Président de la province et des habitants du "cratère", se rend à Rome pour y tenir, à ciel ouvert, Piazza Navona, « un conseil municipal extraordinaire », au cours duquel est proclamé « l’état d’agitation permanent de la ville de L’Aquila ». (photos)
La délégation, acompagnée par plusieurs organisations qui se battent pour la liberté de la presse (bien mal en point aujourd'hui en Italie), se rend ensuite au siège de la RAI (Radio-TV d’Etat) pour protester contre un silence « de dictature » (vidéos), qui, malgré les entrées d’argent public, continue à ignorer la situation ou à faire de la désinformation. Entre-temps, le maire s'était décidé à inviter tous les journalistes à venir sur place afin de se rendre personnellement compte de la réalité. Ceux qui répondu à l’invitation, très peu nombreux, ont eu la confirmation qu'il s'agit bien d'une ville fantôme.
Le 7 juillet, env. 5.000 Aquilani avec 53 des 57 maires du « cratère », à bord d’une colonne de 40 autocars et un grand nombre de voitures, débarquent à Rome pour réitérer le SOS lancé le 16 juin et pour protester contre l’abandon et le silence dont ils sont l’objet, sauf en ce qui concerne le recouvrement des impôts et des prêts. Toutes les catégories de la population sont là : les maires et les autorités de la Province de L'Aquila, les commerçants et les artisans, les retraités, les jeunes sans avenir et leurs parents, la population contrainte au chômage, les professions libérales, les étudiants, les fonctionnaires, même les représentants d'un syndicat de la police, tous les gens qui ne voient pas comment L'Aquila et eux-mêmes pourront s'en sortir s'il n'y a ni financement ni reprise économique. Mais cette fois les choses se gâtent, car il semble qu'on ait donné l'ordre de ne pas les laisser passer !
Donc, toujours sinistrés, abandonnés à leur sort et … matraqués.
Miss Kappa, la blogueuse de L'Aquila qui raconte ponctuellement l'après-séisme, y était.
« Nous étions si nombreux à Rome, hier, 7 juillet. Tous sinistrés, plus de 5.000. Réveil à l’aube dans nos logements de fortune. 15 € le billet de car, un grand nombre de voitures... et la chaleur. La Ville de Rome nous avait fait escorter sur l’autoroute, jusqu’à Piazza Venezia. Et là, elle nous a consignés dans les mains des forces de l’ordre, armées jusqu’aux dents et gonflées à bloc, face à des gens fatigués qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’est un barrage de police qui a reçu l’ordre de charger, indépendamment du fait qu’il y ait des femmes, des enfants, des personnes âgées.
Les Aquilani essaient, d’un ton courtois, d’obtenir l’autorisation de se diriger vers Palazzo Madama [le siège du Sénat, NdT], en proposant d'improviser eux-mêmes un service d’ordre pour éviter les désordres. Nous voulions arriver à la Chambre des députés puis au Sénat, où on est en train de décider de notre sort financier. Car nous demandons à être traités de la même façon que les sinistrés des autres séismes [mais, ndT] un gouvernement inique nous impose de recommencer à payer impôts et autres, comme si de rien n’était. Il ne sort pas un sou pour reconstruire nos logements et nos vies, il cache la vérité d’une ville morte, et, comme il l’a toujours fait depuis le début de notre tragédie, il étouffe la rébellion par la violence, occulte ou manifeste. Tout d’abord la Protection civile, sur nos terres, maintenant l’Etat, armé de matraques.»
Rusés, ils [les forces de l’ordre, Ndt] poussent les manifestants vers l'entonnoir du début de Via del Corso pour leur faire perdre la visibilité qu’ils ont Piazza Venezia. Et ils les frappent une première fois. Coups de matraques et sang. Mais les Aquilani ne se laissent pas intimider. En première ligne, je vois des gens qui exercent des professions libérales, irréprochables, qui hurlent « Vergogna ! [Honte à vous ! NdT] aux forces de l’ordre qui frappent, mais aussi des femmes courageuses, et les amis des villages voisins, et nos jeunes, à côté de leurs parents, à côté des mères. Tous en train de hurler et d’agiter nos drapeaux noir et vert. Noir du deuil, vert de l’espérance de renaître. Devant Palazzo Grazioli [résidence de Berlusconi, Ndt], quand nous nous retirons vers le Largo Argentina, de nouveaux affrontements. Je les regarde dans les yeux ces jeunes mal payés pour frapper les désespérés. Et je vois mon ancien voisin. Je le regardais de ma terrasse quand l’un et l’autre nous avions une ville, et je l’observais tandis qu’il travaillait dans son jardin. Parfois il s’arrêtait et buvait une bière, à l’ombre d’un arbre. Maintenant je le vois : un policier qui brandit une matraque l’a pris par un bras et le secoue violemment. Il va le frapper. Mais lui, il hurle et il lève les mains. Nous levons tous les mains. Arrêtez-nous tous. Les délinquants des centres sociaux, c’est nous ! »
(Vidéos ici et là, les photos, et d'excellents liens en français sur tsr.ch)
(Traduction de l'italien par ImpasseSud)
Nombreux ont été les récits de cette terrible journée, et cette fois-ci, les médias nationaux ont été contraints à rompre le silence, mais hélas, sans oublier, pour bon nombre d'entre eux, de déformer la vérité pour en diminuer l'importance ou carrément jeter le discrédit et la responsabilité des désordres sur les Aquilani, comme le laisse entendre la dernière phrase de Miss Kappa. Le fait est que même si le Ministre de l'Intérieur a demandé l'ouverture d'une enquête, ces derniers n'ont eu aucun mal à démonter les mensonges qu'on a voulu faire courir sur leur compte. Comment se fait-il que ce pays ne se rende pas compte de l'indignité morale et humaine dans laquelle on l'a fait dégringoler ?!
Tous mes billets sur le Tremblement de terre du 6 avril 2009 à L'Aquila
(1) vidéos du 22 juin 2010
(2) On désigne sous le nom de "cratère" L'Aquila et les villages des alentours touchés par le séisme.
(3) A noter que les chiffres sont pratiquement identiques à ceux d’il y a 3 mois ou 6 mois, voir mes billets précédents.
Mots-clefs : L'Aquila, Italie, Planète Terre, Europe, Société, Médias, Sujets brûlants
Commentaires et Mises à jour :
A L'Aquila, la honte du siècle en Italie !
Miss Kappa a du mérite de rapporter ces faits et toi ImapsseSud de les traduire. Merci à vous de nous informer sur ce qui se passe dans une région oubliée par le règne Bernenousconi et le reste du monde
Quel honte de traité ainsi ses propres citoyens dans un pays faisant parti des démocraties modernes ! Je comprends pourquoi on a baillonné la presse avant ces actes !
On a l'impression d'être au moyen âge où règnaient les "grands seigneurs" propriétaires des terres volées aux pauvres par la force.
Aujourd'hui, dans une démocratie, ces gouvernants oublient-ils que c'est le peuple qui les met en place, et que cette place est seulement prêtée et non achetée. Ignorent-ils aussi que c'est ce même peuple qui les sort aussi de cette même place ?
Rassure-moi, ImpasseSud, l'Italie n'a pas remonté le temps pour finir plus tard à l'âge de pierre ? Si ce n'est une dictature, ça y ressemble de plus en plus ! On ne discute plus, on cogne ! Mais qu'est-ce que c'est que ce cirque serait-on en droit de se poser ?
Les élections VITE ! C'est quand ? c'est quand ? Avant que Bernukalculator ne vote un prolongement de pouvoir à vie !
PS: Je pense à eux et suis en pensée avec eux dans leur dur combat de David contre Goliath qu'ils finiront un jour à terrasser !
:-)
Re: A L'Aquila, la honte du siècle en Italie !
Pierre, merci pour ta compréhension. En effet, Miss Kappa est devenue un point de référence pour beaucoup de monde. Antiquaire en plein centre avant le séisme et restauratrice, 52 ans, courageuse, elle un des emblèmes de ces Aquilani qui ne veulent pas se résigner face à toutes les injustices dont ils sont l'objet : avant le séisme par trois mois de mensonges de la Protection qui ont empêché les habitants et la municipalité de mettre sur pied non seulement les travaux de consolidation indispensables mais des mesures d'urgences, des lieux sûrs où se réfugier, et après le séisme par l'abandon de la ville et la dispersion forcée de la population. Si je continue à en parler, c'est dans une sorte de soutien aux Aquilani, pour ajouter ma petite voix à toutes celles qui essaient de trouer le silence médiatique, mais aussi pour faire connaître leur sort au-delà des frontières. Cela ne déclenche pas beaucoup de commentaires, mais ces billets continuent à être lus tous les jours.
De toute façon, personnellemment cette histoire me hante : l'indifférence et l'absence d'espoir
qui la caractérisent ont quelque chose de monstueux.
Là où tu te trompes, Pierre, c'est quand tu imagines qu'en Italie il soit facile (comme dans une démocratie normale) de sortir Bernenous de sa place. Tu oublies (ou plutôt tu n'arrives sans doute pas à l'imaginer) que le monopole des 7 médias nationaux lui appartient ou est à ses bottes, donc que les gens qui n'utilisent que la télé pour s'informer boivent leurs mensonges et leurs silences comme du petit lait et en continu car en plus des JT aux heures normales (7-12-12/13-17-19/20/21-24) sur ses chaines tous les films et parfois même les séries sont interrompues par un JT en plein milieu. A propos du 7 juillet, par exemple, certaines chaînes ont raconté qu'il n'y avait presque personne et que les désordres ont été causés par des infiltrés d'extrême gauche, d'autres sont restées dans le vague, un vague extrêmement court qui plus est. Et si elles en ont parlé, c'est parce que cette fois-ci, c'était énorme, et que ça ne pouvait pas passer inaperçu vu que c'était à Rome.
Sais-tu ce que fait Bernenous quand le ton monte contre lui, il joue à la victime en dénonçant une soi-disant campagne des médias contre lui (la dernière date d'hier), et va jusqu'à envoyer des lettres personnelles à toutes les familles où il y raconte "sa" vérité. Dans ces conditions, la population a-t-elle les moyens d'évaluer la situation de façon lucide ? D'autant plus quand les élections sont déjà ccorrompues par le clientélisme ?
Pierre, la véritable information finit par passer, mais elle a besoin d'internet et ne touche pas grand monde.
Je vais sans doute bientôt publier ma traduction de deux ou trois articles qui racontent la vie à L'Aquila aujourd'hui. A 15 mois du séisme, c'est carrément désespérant.
Erreurs dans la publication sur Firefox. Je suis en train de chercher pourquoi.