« En venant au monde, chaque créature porte en elle le souvenir de la justice. Mais nous vivons dans un monde de lois, […], un monde où il faut se contenter de solutions imparfaites. Nous ne pouvons rien y faire. Nous sommes des créatures déchues. Nous sommes réduits à appliquer la loi, tous tant que nous sommes, sans laisser s’évanouir en nous le souvenir de la justice. » Cette phrase résume à elle seule l’idée transmise par ce magnifique roman écrit à la première personne, récit d'un magistrat qui nous raconte son aventure et les réflexions qu'elle a suscitée.
Dans une petite ville de frontière, depuis des années il est l’emblème de « la loi » qu’il applique avec ce qu’il croit être justice et sagesse, sans excès, laissant les gens vivre à leur rythme, y compris tous les « barbares » dont la barbarie consiste surtout à conserver des traditions millénaires… en attendant que les « gens civilisés » s’en aillent un jour, comme ils sont venus, et qu’ils puissent ainsi récupérer les terres dont on les a expropriées.
Inquiet de cette sorte « d’autonomie », le pouvoir central déclare que les « barbares » représentent une menace, qu’il est temps de les combattre et de les exterminer. Il envoie donc sur place le Colonel Joll, un tortionnaire de la pire espèce. Dans la ville, où le magistrat voit ses pouvoirs diminuer comme une peau de chagrin, on amène alors des centaines de prisonniers, pour la plupart pêcheurs et nomades inermes, qu’on torture de façon systématique, au nom du même empire auquel appartient le magistrat, avec la présomption aveugle de ceux qui croient que seule une souffrance extrême porte à la vérité.
C’est presque pour réparer tant de férocité que le magistrat prend soin d’une jeune fille, rendue aveugle et dont on a brisé les chevilles, et qu’il décide de la reconduire parmi les siens. Cette prise de conscience, ce simple geste, le feront passer du côté des « ennemis » de l’empire, et il connaîtra la prison et la perte de toute dignité.
L’histoire est prenante et le style fluide, je l’ai lu en quelques jours, arrêtée parfois par le récit des tortures, à peine supportable. Entre autres, j’ai noté deux passages :
Le magistrat : « … Ils [les barbares] ne permettront jamais qu’on les confine aux montagnes. » Un officier : « Mais, (…), n’est-ce pas précisément ce qu’on appelle la guerre : imposer un choix à quelqu’un qui ne l’accepterait pas dans d’autres circonstances ? »
Le magistrat à Mandel, son tortionnaire : « Pardonnez-moi si ma question paraît impudente, mais je voudrais vous demander : comment faites-vous pour manger, après, une fois que vous avez… travaillé sur des gens ? C’est une question que je me suis toujours posée, en pensant aux bourreaux, à ce genre de gens. Attendez ! […] Vous est-il facile de prendre un repas, après ? J’avais imaginé qu’on aurait envie de se laver les mains. Mais un lavage ordinaire ne suffirait pas, on aurait besoin de l’intervention d’un prêtre, d’une cérémonie de purification – qu’en pensez-vous ? Il faudrait aussi trouver un moyen de purger l’âme : c’est ce que j’ai imaginé. Sinon comment serait-il possible de revenir à la vie de tous les jours – de s’asseoir à table, par exemple, de rompre le pain avec sa famille ou ses camarades ? » … « J’essaie de comprendre la sphère dans laquelle vous vivez. J’essaie d’imaginer comment vous faites pour respirer, manger, vivre, au jour le jour. Mais je n’y arrive pas ! C’est ce qui me trouble ! Je me dis : si j’étais lui, mes mains me sembleraient si sales que j’en suffoquerais. »
Dans un pays qu’on imagine être l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid mais que l’auteur ne cite jamais (le livre est sorti en 1980), j’ai trouvé tant de similitudes avec les situations en vigueur dans les pays qui actuellement sont la cible de l’impérialisme.
Commentaires et Mises à jour :
Re:
Réalité sans aucun doute! Et la dernière phrase de mon article confirme bien cette impression que j'ai eu tout au long du roman, de lire une extrapolation en quelque sorte de l'invasion des USA en Iraq et ailleurs, des abus d'Israël : on cherche un prétexte et si cela est nécessaire on l'invente, on le provoque. Ensuite ceux qui se rebellent, on les appelle terroristes et barbares. Pour finir, on convainc la foule à suivre, à donner son adhésion. Et on entre ainsi dans le cercle vicieux agression/vengeance.
Du côté de l'Afrique du Sud il y a de l'espoir et tant de bonne volonté, mais dès que les anciens opprimés auront retrouvé le pouvoir des terres et de l'argent, auront-ils pour autant oublié les haines et le désir de vengeance séculaires? As-tu lu "Disgrâce", le dernier roman de Coetzee qui lui a valu le prix Nobel 2003? N'y trouve-t-on pas, justement, les premiers signes de ce désir de revanche? Moi aussi je veux espérer que cela ne finira pas comme au Zimbabwe.
Re:
Désolé ImpasseSud, incognito, c'était moi. Internet Explorer me joue des tours!
Bsx ;)
Pierre des îles
Re: Re:
Non je n'ai pas lu Disgrâce, mais venant de toi, je le commanderai sur Internet volontier!
Dès fois je zape sur canal satellite et son bouquet de chaînes et je me dis: Tu parcours les chaînes d'infos et tu vois le monde en noir , puis tu parcours les chaînes de reportages aventuriers ou de voyages et tout redevient beau! Et pourtant, c'est la même planète!
J'ai toujours cette envie de voir le monde plus beau qu'il ne l'est, car je crois malgré tout en l'Homme, capable du pire comme du meilleur et je voudrai que le meilleur l'emporte...Utopie?
Bsx :o)
Re: Re: Re:
Pierre, j'avais pensé à toi en lisant le commentaire de l'Incognito, car d'une part celui-ci semblait me connaître et en plus il avait tout à fait ton style:-)))!
Tout comme toi, j'essaie toujours de croire que le meilleur ne peut que gagner, parce que ça devrait être logique, parce que c'est tellement plus agréable, mais je tombe bien souvent des nues, et... tout comme le magistrat, je n'arrive pas à comprendre ...
Roman ou réalité? On ne sait plus qui copie sur l'autre? On en revient toujours à c'est pas moi c'est les autres et tout repart de la même manière agression=vengeance, vengeance=vengeance etc...
Quand tu as lu ce roman, ImpasseSud, toi qui lit beaucoup d'articles de pressse, n'avais-tu pas l'impression de lire un édito sur des événements devenus quotidiennement sources de nos journaux TV ?
""...s’en aillent un jour, comme ils sont venus, et qu’ils puissent ainsi récupérer les terres dont on les a expropriées.""
il y a quelques jours, j'ai entendu à la radio que le processus sera voté bientôt en Afrique du Sud pour au moins 40% des terres. Le temps me manque pour retrouver l'info sur le web. Mais j'espère que ce ne finira pas comme au Zimbawé?!