C'est le plus beau récit que j'ai lu cette semaine, sur Le Courrier International, et je le recopie tel quel, pour en conserver le souvenir. Et puis, l'histoire d'un service postal qui fonctionne en 2004, on ne lit pas cela tous les jours.
"Il a tant porté de sacs de courrier que son épaule gauche en est déformée. Depuis quinze ans, Khetaram brave le désert le plus rude de l’Inde, le Thar, pour atteindre les dhaani, ces hameaux isolés à deux pas de la frontière indo-pakistanaise. Seul facteur de la poste de Somrad, il fait le lien entre les 1 100 personnes rattachées au bureau de poste de ce village du Rajasthan et leurs familles vivant au loin.
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La profondeur des empreintes de Khetaram trahit souvent le poids de son fardeau. D’après le règlement, son sac ne peut dépasser les
Dans son livre Story of the Indian Post Office [Histoire de la poste indienne], Mulk Raj Anand évoque l’importance sociale des mandats postaux : Il n’y a pas d’autre pays où les pauvres dépendent autant de la poste pour des petites quantités d’argent. La majorité des Indiens ont une confiance absolue dans les services postaux.” Il y a quelques années, on avait envisagé de supprimer les gramin dak sewak (ainsi qu’on nomme les facteurs tels que Khetaram) pour donner leur travail aux patwari (secrétaires des villages). Ce projet a été aussitôt rejeté. “Nous savions qu’ils voleraient l’argent”, explique Budh Sing, un ancien d’un village de la région.
Khetaram est partout le bienvenu. A la différence des autres hommes de sa communauté, il peut franchir toutes les portes, lire des lettres et y répondre de sa main légèrement tremblante. Même quand les femmes sont seules chez elles – alors qu’il est interdit aux femmes rajput de sortir, ne serait-ce que pour chercher de l’eau.
Les traces de pas de Khetaram effacent aussi d’autres frontières. Chaque jour, il parcourt le désert de Basia ka Tala à Nag Singh ki Dhaani, des hameaux séparés par quelques kilomètres et par d’infranchissables barrières de castes. Mais toutes les différences s’évanouissent, pour le facteur, lorsque Hira Devi, un dalit, ou Jo Bano, un Rajput, lui offrent quelques gorgées de leurs maigres provisions d’eau. “Les gens sont gentils avec moi, commente le facteur. Les BSF [Forces de sécurité des frontières] me font toujours faire un bout de chemin. Depuis qu’ils ont établi une base ici, l’année dernière, ils m’invitent toujours à prendre un thé lorsque je leur remets du courrier.” Bien souvent, tout ce que les habitants des villages peuvent lui offrir lorsqu’il apporte la nouvelle d’une naissance ou d’un mariage est un simple morceau de sucre.
Khetaram connaît tous les secrets. “Cet homme s’appelle Ber Singh”, dit-il en montrant un vieillard décharné étendu sur un lit de corde près de la boîte aux lettres. Il y a cinq ans, les trois fils de Ber Singh sont partis travailler comme cultivateurs au Gujarat. En quelques mois leurs mandats sont passés de 200 roupies à 50, et n’arrivaient plus qu’au compte-gouttes. Puis les envois ont cessé du tout au tout. “J’ai vu l’espoir mourir dans ses yeux, raconte Khetaram. Mais comment donner du pain lorsqu’on n’a pas de blé soi-même ?”
Mais il y a bien pire pour le facteur que de voir la vie s’éteindre dans les yeux des vieilles gens et des laissés-pour-compte, c’est de trouver dans son sac une enveloppe dont le coin droit est déchiré. Cela signifie que la lettre apporte la nouvelle d’un décès. “Ces lettres ne peuvent pas être amenées dans une maison”, explique-t-il. Alors Khetaram reste à l’extérieur, lit la missive à haute voix – deux fois – et la déchire en morceaux. “Les mauvaises nouvelles doivent être détruites”, marmonne-t-il avec philosophie.
Notre homme affirme qu’après quinze ans passés à transporter des mots dans ces régions désolées, son dos a forci : “Heureusement, un gramin dak sewak peut continuer à travailler après 60 ans.” Il attend l’arrivée du téléphone, dont les lignes ne sont plus qu’à
(* Depuis le 1er octobre 2004, les uniformes des facteurs indiens sont bleus! Mais les uniformes kakis seront encore fournis jusqu'à épuisment.)