"Une pierre tombale et une inscription sont tout ce qu’il reste d’un immigré débarqué à Lampedusa*. Rien de plus, mais partant de ce peu de choses on pourrait essayer de reconstruire une vie qui s’est terminée, après un voyage en mer et, peut-être, un séjour dans le centre de permanence de l’île, dans un cimetière marin de la Méditerranée.
Il s’agissait sûrement d’un homme, on peut le déduire du genre masculin de l’adjectif. Aucun degré de parenté avec Angela Viotto, tout du moins durant sa vie ; exclusivement celui, fortuit, d’une pierre tombale au-dessus de la sienne. Cimetière de Cala Pisana, Lampedusa. « Enteré le 29-9-2000 à 11 heures ». La date et même l’heure de l’enterrement, bien qu’avec un rite sans aucun doute plus distrait, comme semble nous l’indiquer l’absence d’un « r ».
Parler de lui n’est pas facile, nous aurions probablement dû chercher le propriétaire de la main qui, à 11 heures, le 29 septembre 2000, a pris un caillou dans le vieux cimetière pour graver ces mots sur la pierre tombale. Pour savoir quelque chose de lui, nous aurions dû rester là plus longtemps, non seulement au vieux cimetière, près de la mer de Cala Pisana, mais dans l’île. Pas grand-chose, en réalité, mais en partant du 29 septembre 2000, le 7 août 2002 nous aurions pu arriver à une certitude, nous présenter au bureau de l’état civil, comme nous l’avions fait quelques jours avant, demander de nouveau les actes de décès, voir si un nom comparaissait dans les jours qui ont précédé le 29 septembre 2000, apprendre, dans ce cas, ce qu’il était advenu du corps de ce nom, et, établi qu’il n’avait pas été transporté ailleurs, en déduire qu’il s’agissait bien de lui. Mais le 7 août 2002 à 10 heures, Ilaria et moi-même – Gilda était partie deux jours auparavant – nous sommes montées sur le bateau pour Agrigente, et les dernières heures sur l’île, nous les avons consacrées à interviewer Pietro de l’Association des pêcheurs, et aux archives des Gardes-côtes. Nous avons laissé derrière nous la terre ferme de cette étendue de mer, le Centre de détention, les immigrants et les touristes, le bureau d’état civil, Don Francesco, responsable du Centre, et le maréchal Martino, responsable matériel du même Centre, nos émotions de ces derniers jours, et, lui aussi, sa tombe, l’heure de sa mort, la possibilité de remonter à son nom. A vrai dire, des archives des Gardes-côtes et des commentaires de celui qui nous avait permis de les consulter, nous pouvons ajouter quelque chose à son sujet, qui, en plus de l’heure de sa mort et de la date de sa sépulture, est l’unique certitude - une certitude de nouveau en rapport avec sa mort et non pas avec lui – qu’on peut tirer du comportement des autorités en ce qui concerne la découverte de son corps : dans son cas, le procureur d’Agrigente avait décidé de « couper court », autrement il aurait recommandé de faire une autopsie et sa dépouille aurait été transférée à Agrigente, puis enterrée dans un autre cimetière, un autre jour et à une autre heure. Peut-être que personne n’aurait signalé le jour ni l’heure, et ce qui est sûr, c’est que nous qui n’avons pas visité les cimetières d’Agrigente, nous n’aurions pas découvert la moindre trace de sa mort. Parler de lui avec ses deux seuls éléments en mains, la date et l’heure de sa mort et la décision de couper court du procureur d’Agrigente, n’est pas facile. De lui, en réalité, je ne sais même pas s’il était étranger, je l’ai déduit uniquement à cause de l’inscription sur sa pierre tombale, parce que s’il s’agissait d’un Italien, de Lampedusa, même avec un caillou et comme sur les autres pierres tombales du vieux cimetière, la main aurait écrit quelque chose de plus, un prénom et un nom, la date de naissance, la date de décès, et quelque chose de moins, elle n’aurait écrit ni la date de sa sépulture ni l’heure.
Nous l’avons trouvé par hasard, nous savions que dans le nouveau cimetière de Cala Pisana il y avait quelques tombes avec des croix, à droite, au fond ; c’est ce que nous avait dit Don Francesco, et le fait même de l’existence de ces croix nous disait qu’il s’agissait de tombes d’immigrants, dont Don Francesco, depuis qu’il était arrivé dans l’île, avait appris ou entendu dire qu’ils n’étaient pas catholiques, et il s’était donc mis au travail pour leur reconnaître leur mort, la possibilité de mourir avec leur propre religion. Et bien que leur religion lui soit inconnue, il s’était rendu chez le maire actuel avec la revendication de ce droit, et celui-ci fera le nécessaire. Il enlèvera probablement les croix, leurs croix numérotées, et par conséquent les numéros en même temps que les croix, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, et, entre l’herbe et l’agave du nouveau cimetière, il restera la trace d’une seule tombe, avec une croix elle aussi, d’un étranger elle aussi, mais avec un nom, Alain Rouleaux, un Français qui avait épousé une femme de Lampedusa et qui, enterré dans cette zone du cimetière, avait permis, par analogie, que d’autres étrangers, anonymes et de religion incertaine, soient enterrés près de lui.
Après l’intervention du maire et grâce à l’intercession de Don Francesco, l’endroit des étrangers redeviendra l’endroit de l’étranger, Alain Rouleaux, Français, marié avec une femme de Lampedusa. Sans croix, aucunes traces d’eux, pas même le soupçon qu’il s’agit de douze personnes. Il est inutile donc d’essayer de parler d’eux, ils se sont probablement déjà dissous dans le parfum de l’agave et dans le nom d’Alain., à cause de leur religion. Inconnue, mais différente de celle de Don Francesco, responsable spirituel du Centre, et bien entendu, également du cimetière. Le vieux cimetière, nous l’avons visité par hasard, en cherchant le nouveau avec les croix des immigrants, et dans cette place au soleil, comme n’importe quelle place de l’île, nous avons tourné à la recherche de la place au soleil des immigrants. Nous avons découvert la sienne presque tout de suite, avec l’heure et la date que nous avons simplement photographiées ; il ne nous est pas venu à l’esprit, tandis que nous cherchions les autres, d’autres pierres tombales semblables à la sienne, d’y mettre des fleurs, comme nous l’avons fait ensuite sur les croix des numérotés. Personne ne nous avait parlé ni du vieux cimetière, ni des étrangers - clandestins à vrai dire, puisque Lampedusa semble ne connaître que ce mot-là pour parler d’eux - enterrés chez elle. Donc nous nous sommes imaginé, mais seulement imaginé, qu’il s’agissait d’un étranger.
L’heure et la date de sa sépulture, nous la connaissons tous maintenant, grâce à la photo de Gilda et aux mots que je suis en train d’essayer de lui dédier. Pas une prière, je ne suis pas croyante et je ne sais pas quelle était sa religion - peut-être même qu’il n’en avait pas -, mais des mots, quelques minutes d’attention, quelques minutes que je voudrais interposer entre le toujours du deuil d’Antigone, d’Electre et des autres figures des tragédies grecques et le jamais de notre deuil, du deuil de nos villes, du deuil des habitants de Lampedusa quand il s’agit de la mort d’un immigré. J’essaierai donc de dire quelques mots de lui.
Quels mots ? Les mots indirects que j’ai écoutés durant ces dix jours d’août passés à Lampedusa, qui ne s’adressaient ni à lui-même ni même à sa mort ou à sa vie. Des mots que nous-mêmes nous cherchions, tandis que nous interrogions et enquêtions, des mots parfois fluides, précipités même, des mots rétifs, des mots murmurés, des silences, des mots tus, non dits, dits à d’autres, des mots qui vous échappent, des mots reniés, suivant les interlocuteurs et leur fonction dans l’île et au Centre de détention que nous étions allées visiter. Des mots qui parlaient tous de ce qui les concernait, de leur arrivée, de leurs débarquements, de leur séjour au Centre de détention. Des mots à propos des « clandestins », de leurs habitudes et de leurs conceptions : « les Africains n’ont pas l’habitude d’avoir des chaussures, et les musulmans » – dont il avait tout d’abord parlé comme de ses frères – « sont très sales, c’est dans leur conception », nous a dit Don Francesco. Des mots même à propos de leurs races, les races marocaine, tunisienne et algérienne, quand il s’agit de Marocains, de Tunisiens et d’Algériens. Et des mots sur le lieu de leur permanence : mots sur le Centre, qu’on l’appelle de permanence ou d’accueil n’a pas beaucoup d’importance, de toute façon c’est un Lager ; mots à propos des barques avec lesquelles ils arrivent, mots sur leurs barques qu’on met sous séquestre, sur leurs barques qui polluent le paysage et la mer parce qu’elles restent abandonnées dans le petit port, entassées l’une à côté de l’autre, comme eux dans le Centre ; mots sur les voies un peu périphériques - seulement un peu parce qu’à Lampedusa on ne sait pas ce que c’est que la périphérie - qu’on leur fait parcourir pour les emmener vers le centre de permanence temporaire ou d’accueil ; mots sur le cimetière, autre lieu de leur permanence ou accueil. Jamais un mot d’eux. Là, à Lampedusa, les immigrants, les « clandestins » ne parlent jamais. Pas au cimetière, c’est évident, pas au Centre, c’est presque tout aussi évident, car pour le maréchal responsable matériel du Centre, il était tout à fait évident que nous, nous ne pouvions pas parler avec eux, en file au soleil en train d’attendre leur repas, qui, en cette occasion et à cause de notre visite, était un repas normal.
J’en reviens à lui, car je me suis plus ou moins égarée entre les mots des autres et le silence des immigrants, et j’ai donc ôté quelques secondes d’attention aux minutes que j’aurais voulu pour lui.
Peut-être que lui, à Lampedusa, il a eu le temps de proférer quelque mots, par exemple de demander à ses compagnons de débarquement dans quel endroit du monde ou d’Italie il se trouvait. Il se pourrait en effet qu’il ait touché terre vivant et qu’il soit tombé dans les rochers de Cala Pulcino, le lieu le plus isolé de l’île qui, de temps en temps, est choisi, la nuit, pour essayer d’accoster, là où les immigrants ne sont pas toujours vus. Et alors ils grimpent au milieu des hautes roches de cette partie de l’île qui précède la Baia dei conigli, et l’un d’entre eux, dans l’obscurité de la nuit et des mots échangés, précipite dans la mer. Peut-être, au contraire, que son arrivée a été suivie, découverte et dirigée par les carabiniers, par les douaniers ou par les gardes-côtes, vers le petit port des débarquements, peut-être que dans la barque son corps était déjà mort, comme cela se produit quelques fois ; la dernière, par exemple, quelques jours juste avant notre arrivée, fin juillet, le 27 pour être précis, bien que la page qui signale ce débarquement dans les archives des Gardes-côtes ne soit pas aussi précise, vu qu’elle oublie de signaler le cadavre qu’on a trouvé à bord. L’entreprise macabre du calcul du nombre de morts, tout du moins de ceux qu’on retrouve, serait donc, pour ceux qui voudraient absolument s’y dédier, une entreprise impossible. Les morts sont signalés au bureau d’état civil seulement si les cadavres ont été identifiés, autrement ils ne sont signalés que dans les archives des Gardes-côtes, et seulement si celui qui s’occupe du bureau n’oublie pas de les signaler. Peut-être, au contraire, que son corps est remonté à la surface, dans les heures ou les jours qui ont suivis le naufrage, peut-être qu’il est arrivé jusqu’à terre, qu’on l’a trouvé sur la plage, comme cela continue à se produire à Lampedusa ou dans d’autres lieux de la Sicile, ou bien qu’il a été repêché avec le poisson, encore intact, dans les filets de quelque pêcheur, peut-être que les caisses pour le poisson de ce pêcheur étaient déjà pleines de poissons, et que pour cette raison il n’a pas eu envie de le rejeter à la mer, comme ça, avec un rite trop accéléré, sans même un cercueil improvisé, fait avec les caisses blanches et la glace prête à accueillir les poissons, comme le firent les pêcheurs de Porto Paolo après le naufrage du jour de Noël 1996.
Les quelques minutes sont écoulées, je le laisse à sa pierre tombale dans le vieux cimetière de Lampedusa, près de la mer de Cala Pisana, et à ce que je sais de lui : « enteré le 29-9-2000 à 11 heures. »"
Federica Sossi ("L'uomo che non c'è", Il Manifesto, traduction de l'italien ImpasseSud)
*L’île de Lampedusa fait partie de la province italienne d’Agrigente et se trouve à 205 km au sud de la côte sicilienne, mais seulement à 113 km de celle de la Tunisie.
Mots-clefs : Immigration, Union Européenne, Italie, Voyages
Commentaires et Mises à jour :
Lien croisé