« Jean Baudrillard, l’inclassable », titre Le Figaro en tête d’un bel article. « Inclassable», un drôle de qualificatif, assurément. Et pourtant on le retrouve partout, comme une ritournelle. Est-ce à dire que cet homme était « un esprit libre » ? Sans doute, car dès qu’on peut vous enfiler dans un fichier, un classeur, un tiroir, une boîte, et y coller une étiquette, alors on se sent tout de suite rassuré, on sait à qui on a affaire et on peut mettre une partie de ses neurones au repos. Je suis contente que Le Monde ait republié intégralement son fameux article « L’esprit du terrorisme » paru le 2 novembre 2001. Cinq ans et demi plus tard, c’est l’occasion de le relire : il n’a pas vieilli. Moi, en hommage à ce grand critique de notre temps, j’ai envie de reprendre ces quelques pages écrites bien avant la complète médiatisation de notre société.
Le vertige consommé de la catastrophe
La pratique des signes est toujours ambivalente, elle a toujours pour fonction de conjurer au double sens du terme : de faire surgir pour capter par des signes (les forces, le réel, le bonheur, et.), et d’évoquer quelque chose pour le nier et le refouler. On sait que la pensée magique dans ses mythes vise à conjurer le changement et l’histoire. D’une certaine façon, la consommation généralisée d’images, de faits, d’informations, vise elle aussi à conjurer le réel dans les signes du réel, et à conjurer l’histoire dans les signes du changement, etc.
Le réel, nous le consommons par anticipation ou rétrospectivement, de toute façon à distance, distance qui est celle du signe. Exemple : lorsque Paris-Match nous a montré les barbouzes chargés de la protection du Général [de Gaulle, ndr] s’entraînant à la mitraillette dans les caves de
On peut dire, c’est vrai, que ce sont nos phantasmes alors qui viennent se signifier dans l’image et s’y consommer. Mais cet aspect psychologique nous intéresse moins que ce qui vient à l’image pour y être consommé et refoulé à la fois : le monde réel, l’évènement, l’histoire.
Ce qui caractérise la société de consommation, c’est l’universalité du fait divers dans la consommation de masse. Toute l’information politique, historique, culturelle est reçue sous la même forme, à la fois anodine et miraculeuse, du fait divers. Elle est tout entière actualisée, c’est-à-dire dramatisée sur le mode spectaculaire – et tout entière inactualisée, c’est-à-dire distanciée par le médium de la communication et réduite à des signes. Le fait divers n’est donc pas une catégorie parmi d’autres, mais LA catégorie cardinale de notre pensée magique, de notre mythologie.
Cette mythologie s’arc-boute sur l’exigence d’autant plus vorace de réalité, de « vérité », d’ « objectivité ». Partout, c’est le cinéma-vérité, le reportage en direct, le flash, la photo-choc, le témoignage-document, etc. Partout, ce qui est cherché, c’est le »cœur de l’évènement », le « cœur de la bagarre », le in vivo, le « face à face » - le vertige d’une présence totale à l’évènement, le Grand Frisson du Vécu – c’est-à-dire encore une fois le MIRACLE, puisque la vérité de la chose vue, télévisée, magnétisée sur bande, c’est précisément que je n’y étais pas. Mais c’est le plus vrai que le vrai qui compte, autrement dit le fait d’y être sans y être, autrement dit encore le phantasme.
Ce que nous donnent les communications de masse, ce n’est pas la réalité, c’est le vertige de la réalité. Ou encore, sans jeu de mots, une réalité sans vertige, car le cœur de l’Amazonie, le cœur du réel, le cœur de la passion, le cœur de la guerre, ce « Cœur » qui est le lieu géométrique des communications de masse et qui en fait la sentimentalité vertigineuse, c’est précisément là où il ne se passe rien. C’est le signe allégorique de la passion et de l’évènement, et les signes sont sécurisants.
Nous vivons ainsi à l’abri des signes et dans la dénégation du réel. Sécurité miraculeuse : quand nous regardons les images du monde, qui distinguera cette brève irruption de la réalité du plaisir profond de n'y être pas ? L'image, le signe, le message, tout ceci que nous « consommons », c'est notre quiétude scéllée par la distance au monde et que berce, plus qu'elle ne la compromet, l'allusion même violente au réel. »
(« La société de consommation », pages 30, 31, 32, Folio Essais)
P.S. Lire également ici : « Pour saluer Baudrillard »