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« Albanie Yougoslavie 1977, une frontière pour rire »

Mosaïque Place Skandergeg à TiranaLe voyage que Tommaso Di Francesco, journaliste et écrivain italien, raconte ici avec beaucoup d'humour est loin d’être ordinaire. Il s’agit sans aucun doute d’un voyage de plaisir et de vacances, mais qui reflète une époque bien particulière et la mentalité d'un pays que, le plus souvent, on ne connaît pas aussi bien qu'on le croit. L’époque, c’est celle de la foi dans le communisme de l’après-guerre, la foi dans un monde meilleur grâce aux idéologies de gauche et au pouvoir des syndicats, grâce à la chaude fraternité entre « camarades », solidement ancrée malgré la nette amélioration des conditions de vie. Le pays, c’est l’Italie qui, longtemps tiraillée entre USA, Vatican et URSS, a vécu la seconde moitié du XXe siècle bien différemment de tous les autres pays de l'Europe de l'ouest. 1977, c’est plus ou moins la période où le Parti Communiste Italien (PCI) est à son apogée avec plus de 30 % de députés au Parlement, contraignant en quelque sorte la « Democrazia Cristiana » au pouvoir depuis près de trente ans à faire un « compromis historique » avec lui, c’est-à-dire à lui céder un peu de son pouvoir. Même si la cocasserie de cette histoire vraie publiée sur Il Manifesto est accessible à tous, si on veut en saisir toutes les nuances et la saveur, c'est donc avec l’état d'esprit à la fois un peu naïf, enthousiaste, confiant et joyeux des « camarades » des vieux films de « Don Camillo » (avec Fernandel et Gino Cervi), encore très vivace à la fin des années 70, qu'il faut l’aborder. Une lecture pour rire....


« Au milieu des années 70, nos regards se portaient de l’autre côté du monde, parce que c'est du monde, que des gouffres et des sauvetages venaient de nous parvenir. Le massacre du Chili et la mort de Mao, mais aussi la révolution portugaise et la libération du Vietnam. Durant ces années-là, tout et son contraire avait l’air de précipiter. Que se passait-il donc dans ce monde grand et terrible, non seulement au loin mais tout proche de chez nous, sur les bords de l’Adriatique ? La passion pour les territoires qui avaient entrepris des transformations socialistes explosa. Si la Yougoslavie, le pays de l’est le plus ouvert à l’Occident n’avait plus de secrets, il restait le trou noir et mystérieux de l'Albanie, qui resserrait ses frontières et se proposait sur les aide-mémoire de l’agence Samona et Savelli comme « la terre de l’homme nouveau ». Il était impossible d’y entrer à travers un voyage individuel. Cependant, en 1977, malgré cette impénétrabilité réelle, une organisation de la GGIL [Confederazione Generale Italiana dei Lavoratori, un des trois grands syndicats italiens, NdT] réussit à organiser un voyage accompagné et à le proposer à ses adhérents. A la fin, vingt-trois personnes se déclarèrent intéressées : couples, mariés, accompagnés, éclatés, ceux qui plus tard se définiraient single, avec enfants à la suite.

Le voyage était facile. Du port italien de Bari, il fallait rejoindre le port yougoslave de Bar, de là vers Titograd, alors capitale de la République fédérale yougoslave du Monténégro, puis descendre pour arriver à la frontière albanaise. Bari, Bar, Titograd – où nous passâmes la nuit –, puis à pic sur la dorsale monténégrine pleine de tournants, très étroite, qui bordait la mer et arrivait presque à la hauteur de la ville la plus au nord de l’Albanie, Scutari [Shkodër].

Après de nombreux heures de voyage dans un car mis à notre disposition, à midi  nous arrivâmes à un kilomètre du poste frontière de Honi Hoti. De l’autre côté, sur la gauche, le miroir du grand lac de Scutari scintillait au soleil. Les garde-frontière yougoslaves étaient bien embarrassés, car ce qu’il fallait qu’ils fassent était assez insolite. Même si on voyait de grosses citernes et des camions remorques traverser la frontière de part et d’autre, des gens, il n’en passait jamais. C’est ainsi que nous fûmes tous escortés vers un tronçon asphalté, un mouchoir de poche sur un large segment de cailloux et de poussière, par un peloton en uniforme conduit par un officier tiré à quatre épingles qui brandissait un drapeau blanc au bout de son bras droit. Etrange, avions-nous pensé, ce signe de paix plus qu’escompté au fond entre deux pays qui devraient se considérer comme des frères. Si, jusque-là, apparemment on n’avait pas vu le moindre mouvement du côté albanais, à l’improviste on vit sortir des gardes. Leur aspect était beaucoup moins martial, les uniformes avaient encore la coupe des uniformes soviétiques de la seconde guerre mondiale, mais les couvre-chefs étaient ceux des chinois, et de près on allait découvrir que personne n’avait de grade. Sous le soleil cuisant des Balkans, une petite troupe d’Italiens avançait, représentants de la gauche tout entière. Nous avions découvert que certains d'entre nous appartenaient au PCI, d’autres au PSI, au PDUP, à la Democrazia proletaria, Autonimia operaia, Potere operaio et Lotta continua. La gauche toute entière, en somme, et tous régulièrement inscrits à la CGIL. Devant nous l’officier yougoslave qui nous guidait, de l’autre côté un peloton albanais qui venait à notre rencontre. A la hauteur de la barre de séparation, l’officier fit un salut militaire, mais le chef de peloton albanais salua le poing fermé. Eh oui, la chose nous surprit agréablement, et la beauté du jeune commandant albanais surprit encore plus la gente féminine du voyage. En somme, nous étions sur le point de laisser derrière nous les limitations du socialisme réalisé yougoslave, sous l’emprise de l’Occident à notre avis, pour entrer dans un territoire neuf et plein de promesses. Bien que, - il vaut mieux le dire tout de suite -, personne n’aient d’attentes messianiques marxistes-léninistes.

A peine eûmes-nous touché la terre albanaise, après la fatigue du transport des valises comme on pouvait et à bouts de bras pendant plus d’un kilomètre, nous commençâmes à entrevoir du personnel en blouse blanche. Ah ! voilà l’hygiène, la prophylaxie, la prévention ! avions-nous pensé. Le service sanitaire social albanais était renommé, et en voilà tout de suite une preuve pour les communistes incrédules et les socialistes philo yougoslaves déclarés. Et bien pas du tout ! A notre grande surprise nous découvrîmes qu’il s’agissait de barbiers chargés d’évaluer l’état des barbes et cheveux des voyageurs de sexe masculin. Ils furent sans pitié. Un ouvrier du PCI de l’Alfa [Alfaromeo, NdT] de Arese qui avait une évidente barbe fleuve à la Karl Marx fut contraint à se faire raser et, visiblement irrité, il réussit à leur arracher qu’on lui laisse, au moins, un petit bouc à la Lénine. Un étudiant de Turin d’Autonimia operaia qui avait des cheveux longs et abondants fut tondu si haut sur la nuque qu’il ressemblait à un marine. Tout le monde protestait, mais à la fin tout le monde finissait par accepter. Seuls les moustaches tombantes à la Staline passaient, avec des claques d’appréciation dans le dos  qui te donnaient la sensation d’être le premier de la classe.

L’opération barbe & cheveux terminée, nous étions tous sur le point de reprendre nos bagages pour nous diriger vers le nouveau car mis à notre disposition, qui venait d'arriver de Tirana, quand on nous invita à ouvrir nos valises pour montrer les livres et les revues que nous avions avec nous. Nous nous mîmes en file. L’un de nous était en train de lire un livre d’art sur Giotto, la couverture illustrée par une peinture d’Adam et Eve chassés du Paradis terrestre : il ne passa pas, à cause des ces « corps tout nus ». Un livre d’Enrico Berlinguer [le secrétaire général du PCI de l’époque, NdT] sur le compromis historique fut séquestré parmi les rires du personnel de service albanais, mais « Masse e Potere » de Pietro Ingrao passa, mais « seulement parce qu’il était président de la Chambre des Députés », nous gronda-t-on. En Albanie n’entrèrent pas même deux numéros de Panorama, déjà en concurrence à l’époque avec L’Espresso pour ses couvertures culs et nichons, ni les thrillers américains. Les récits de « La métamorphose » de Franz Kafka n'entrèrent pas non plus, ni « Voyage au bout de la nuit » de Céline, et pas même « I racconti di Sarajevo » inspirés par Ivo Andric. Par contre, les « Novelle per un anno » de Pirandello passèrent. Maïakovski entra mais pas Rimbaud, « décadent et dissolu ». Nous protestâmes, mais on nous assura qu’au retour, on nous rendrait tous nos livres contre le reçu qu’on nous avait donné, scrupuleusement rempli avec auteurs, titres et propriétés. Là, nous étions furieux, les livres étant une constante positive de notre groupe. Eh non ! Sur la culture, il ne faut pas plaisanter, pensions-nous tous. 

Mais, à ce qu'il semblait, notre patience par rapport aux promesses du voyage, - il s’agissait quand même de vacances après un an de travail -, était supérieure à tout. Alors nous avions récupéré tous nos bagages et étions montés dans le car albanais, prêt à partir. Nous étions assis en train de commenter la coupe des barbes, des cheveux et des livres, quand, à l’improviste, le beau jeune-homme-garde-rouge qui commandait la frontière albanaise et qui nous avait accueillis arrêta de sa main levée le car qui venait de partir. Il y monta et invita tous les voyageurs de sexe masculin à en descendre. Que se passait-il ? Il s'avera que l’un de nous « portait un pantalon à pattes d’éléphant », en substance il portait des jeans ou un pantalon semblable à un jeans. On aurait dit une scène de triage pour l’extermination. A travers les fenêtres, les femmes se moquaient de nous, nous en file indienne les mains derrière le dos, et, tout à coup, les jambes écartées : nous étions en train de subir une perquisition « stylistique » de la part d’un garde rouge, feminin qui plus est. A la fin, on trouva le coupable : pouvait-il s’agir de quelqu’un d’autre que d’un socialiste d’Ascoli Piceno ? Il fut contraint à enfiler une paire de caleçons militaires vert olive. Puis nous remontâmes. Enfin, on partait réellement pour « le Pays des Aigles », destination Durazzo [Durrës].

Là, nous étions logés dans un bel hôtel sur la mer, plein de mosaïques, à l’intérieur d’un complexe touristique qui, nous le découvrîmes, était très populaire. Chaque été, des milliers et des milliers de travailleurs venaient dans ces HLM au bord de la mer.

Nous sommes restés vingt jours. L’Albanie ne se laissait pas visiter facilement, les voyages étaient rigoureusement guidés. Et pourtant, nous découvrîmes des choses précieuses : que Tirana était la capitale la plus silencieuse d’Europe, avec ses larges avenues sans voitures et tant de bicyclettes ; que beaucoup de monde parlait l’italien à cause de l’occupation fasciste ; que le pays, très riche en eau, produisait tellement d’énergie électrique qu’il en vendait en grande quantité même à la non plus fraternelle Yougoslavie de Tito ; qu’il était en possession d’une certaine technologie en odontologie, mais avec des téléphones d’avant la première guerre mondiale ; que c’était une mine de bitume presque à ciel ouvert. A nos yeux ce pays se révéla plus qu’austère et, apparemment, sans inégalités ou privilèges visibles ; où le soir, sur le front de mer, les ombres chaudes des hommes, femmes et enfants, des bicyclettes à la main, renvoyaient l’image de nos années cinquante ; avec ses femmes désormais émancipées et occupées à travailler et à faire  des enfants «  parce qu’il y a un problème démographique, nous sommes trop peu » ; où on ne pouvait pas photographier la charrette tirée par une mule qui passait Place Skanderbeg, mais seulement l’édifice du tout nouvel hôtel Tirana ; où on ne pouvait pas non plus aller à bicyclette sur la large avenue des « Martyrs de la Révolution » vers le blok, c’est-à-dire le quartier des fonctionnaires du régime. Une Albanie qui avait un culte maniaque pour l’histoire de l’Illyrie depuis sa fondation, et qui, juste quand nous étions à Durazzo, perpétra sa énième rupture internationale, après les ruptures avec Tito et avec l’URSS. Cette fois-ci, c’était avec la Chine. Nous nous en aperçûmes non seulement à cause de la première page du Zeri l Popullit, le quotidien du Parti du travail au pouvoir avec Enver Hoxha, mais aussi par le fait que d’un jour à l’autre nous ne fûmes plus réveillés tous les matins à cinq heures et demie par la soixantaine de techniciens militaires chinois qui faisaient leur gymnastique sur la plage au rythme d’ordres péremptoires. On peut dire qu’on avait la sensation que, au moins durant ces années-là, les « réalisations » de ce socialisme réalisé étaient une certitude que le peuple et les jeunes partageaient (ensuite, justement à partir de la fin des années 70, tout le monde sait qu’il n’en fut plus ainsi). Nous fûmes surpris par la présence des kiosques de propagande gérés par des jeunes bien habillés – du genre des mormons qui parcourent le monde -, en chemises blanches, garçons et filles, qui nous proposaient des livres sur l’histoire du parti et sur le rôle des Albanais. Les livres, qu’il s’agisse d’archéologie, poésie, histoire ou photographie, coûtaient trois fois rien, vraiment. En plus des objets en bois, broderies et cafetières orientales, ce sont eux qui constituèrent la grosse partie de nos achats et souvenirs.

Nos vingt jours terminés, nous retournâmes vers la frontière. Nous en savions plus qu’avant, nous avions écouté et compris, aussi bien les vérités non dites que les mensonges exaltés. Quoi qu’il en soit, l’Albanie était entrée dans le cœur de notre groupe.

A la frontière ils furent très rigoureux. On rendit à tout un chacun les livres et les revues séquestrées ; encore mieux, on nous aida à les remettre dans nos valises : « On n’en pouvait plus ! On va finalement retourner dans une endroit véritablement démocratique, chez nos camarades yougoslaves ! » s’était exclamé l’ouvrier communiste de l’Alfa sûr de lui et avec une emphase libératoire approuvée par presque tout le groupe. Mais les gardes rouges albanais, un peu à l’écart, éclatèrent tous de rire. S’agissait-il de la légèreté et de la joie épiphanique des ingénus Albanais ? Pas du tout ! Nous découvrîmes qu’ils se tordaient de rire parce qu’ils avaient vu que chacune de nos valises était pleine de livres achetés à Tirana. Nous allions bien vite savoir qu’il y avait vraiment de quoi rire. Même le beau jeune-homme-commandant riait. C’est en riant que nous nous étions salués, en riant qu’ils nous accompagnèrent, le drapeau blanc à la main, jusqu’à la barre du « no man’s land », et en retenant avec peine leur fou rire qu’ils saluèrent d’un poing fermé le salut militaire de l’officier yougoslave arrivé avec son peloton de l’autre côté.

Dès que nous eûmes regagné le bureau de la frontière yougoslave, des agents de police en civil nous demandèrent si nous avions quelque chose à déclarer et d’ouvrir immédiatement nos valises. A notre grande surprise, ils commencèrent à regarder tous les titres des livres albanais que chacun d’entre nous avait achetés. Aucun d’eux n’allait bien, et aucun ne passa. L’ « Histoire du Parti du Travail » n’entra pas parce qu’il accusait Tito d’ingérence, tout d’abord dans la résistance et ensuite d’avoir infiltré des agents dans le comité central des communistes albanais. Les livres d’archéologie ne passèrent pas parce qu’ils exaltaient en clef hyper nationaliste le rôle de la population illyrique dans cette région, à cause de la question du Kosovo déjà explosive à l’époque – en fait qui avait explosé en 1971 -, sous l’influence du « marxisme-léninisme » d’Enver Hoxha. Les très nombreux romans et livres de poésie furent considérés, eux aussi, comme inacceptables. Parmi eux, les poèmes d’Ismaïl Kadaré, encore presque inconnu en Europe, y compris ceux, très nombreux, qui faisaient l'éloge « du parti » et d'« Enver », et que, plus tard, cet étrange dissident qui s’était exilé à Paris renierait. Nous protestâmes. Et tandis que nous protestions, certains d’entre nous, dans un subterfuge, cachaient un grand nombre de livres sur eux-mêmes, les passant ensuite dans des sacs en plastique derrière le car bloqué à la frontière. Nous protestâmes, protestâmes, protestâmes. L’auteur de ces lignes en particulier, qui, pour couvrir le sauvetage des nombreux livres albanais qu’il avait achetés, explosa, là, dans l’énorme silence de cette frontière de cailloux, pour détourner l’attention des agents de frontière yougoslaves, en criant que « la poésie n’a pas de frontière ». Mais dès qu’ils se rendirent compte de notre étrange manège, ils furent encore plus intraitables : il fallait tout reporter de l’autre côté, en Albanie. Et c’était ceux qui protestaient le plus qui devraient le faire.

Au point où nous en étions, la scène qui suivit fut la suivante : tout autour, rien, un silence dévastant et absolu. Entre les rochers, vers le « no man’s land » sur un mouchoir d’asphalte liquéfié à plus de 40 degrés à l’ombre avec le miroir du lac de Scutari tout proche, d’un côté les gardes yougoslaves armées jusqu’aux dents, le doigt pointé qui nous intimait de nous dépêcher et de na pas revenir en arrière ; de l’autre les gardes rouges armés eux aussi, qui se tordaient de rire. Et, sous un soleil qui plombait à pic, deux personnes qui transportaient deux piles de livres chacun dans un équilibre si précaire que des livres tombèrent par terre, jusqu’à ce qu’ils soient tous dans les mains des Albanais. Les Balkans nous étaient entrés dans le coeur. »

Tommaso Di Francesco « Albania e Jugoslavia ’77, una frontiera da ridere », paru dans Il Manifesto du 04 août 2007.

Traduction de l’italien par ImpasseSud.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Jeudi 9 Août 2007, 07:41 dans la rubrique "Récits".