Quand j'entends parler de restructuration ou de délocalisation, soit disant pour sauver une entreprise, je sens immédiatement la fureur monter en moi, car les grands patrons d'aujourd'hui, ceux qui font restructurer ou délocaliser le font exclusivement pour sauvegarder leurs propres intérêts et leurs biens personnels. Le désarroi des gens qui vont perdre leur emploi, celui des familles qui en dépendent ne les touche pas le moins du monde. Dans la plupart des cas, ils n'ont plus aucun lien avec le fonctionnement réel de l’entreprise ou de l’usine à la tête de laquelle ils se trouvent, et la seule chose qui les intéresse, c’est l'argent qu'ils peuvent en tirer. Pour le reste, ils jouent au Monopoly en quelque sorte, achetant, vendant, soldant ou se vendant, gardant pour eux toutes les cartes de "chance". L'effondrement économique de l'Argentine, abandonnée à elle-même il y a quelques années avec sa dette immense et la misère la plus noire de ses nouveaux pauvres, est l’exemple le plus flagrant de la faillite du système de « libre-échange » à outrance. Cependant, après qu'un bon nombre de patrons ait pris la fuite, comme des rats, sans hésiter à quitter le navire qui risquait de couler, l’Argentine est en train de renaître à partir du bas de l'échelle.
En Argentine, aujourd’hui on compte environ 200 « usines récupérées », dont une centaine rien qu’à Buenos-Aires. Il s’agit des entreprises que les travailleurs font marcher après qu’elles aient été abandonnées par leurs propriétaires (pour la plupart entre 1998 et 2001). Elles représentent 5 % des 4.000 usines qui ont fait faillite en l'espace de quatre ans, après avoir été impliquées dans le processus de désindustrialisation commencé avec la dictature militaire et aggravé par les gouvernements suivants, celui de Menem en tout premier. En général, les « usines récupérées » fonctionnent avec la moitié du personnel, et leur productivité est de 30 à 50% par rapport à la meilleure période de rendement. Pour les faire repartir, les ouvriers et les employés ont appris plusieurs métiers sur le tas. Les expériences sont extrêmement variées : il y a ceux qui gagnent plus qu'avant, parfois 1000 pesos par mois (= plus de 300 Euros), et ceux qui ne ramènent pas plus de 500 à 600 pesos (180 à 200 Euros) chez eux. Il y a les fabriques qui se sont organisées en coopératives, et celles qui, n'ayant pas été expropriées, continuent à occuper les lieux pour éviter qu'on les déloge.
Brukman, par exemple, une entreprise de Buenos-Aires qui fabrique des vêtements, a été délogées plusieurs fois, mais on vient finalement de reconnaître son expropriation et le personnel peut recommencer à travailler sans craindre les incursions de la police. Alba e Gustavo, ouvriers l’une et l’autre, racontent leur histoire : « Nous avons occupé la fabrique le 17 décembre 2001, quelques jours avant les désordres qui firent tomber le gouvernement. Chez Brukman, les problèmes avaient commencé en 1998. On ne nous payait plus ni les retraites, ni les vacances ni les liquidations. Durant les derniers mois, notre salaire hebdomadaire était même passé de 100 pesos à 50, puis 5, et pour finir à 2 pesos. Les propriétaires étaient trois frères. Le 16 décembre nous leur avions demandé un rendez-vous, mais ils nous avaient répondu : « Mais vous prétendez quoi? Qu'on fasse rentrer de l'argent ? » Ce n'était donc pas l'argent qui manquait, mais il se trouvait dans des banques étrangères. Ils nous ont proposé un rendez-vous pour l'après-midi, mais ils n'y sont pas venus. Patrons et secrétaire avaient disparu, ils avaient tous disparu. Nous avons attendu jusqu'à 2 heures du matin, et comprenant qu'ils ne seraient pas revenus, dix-neuf d'entre nous ont dormi dans l'usine. Ce n'était pas difficile, nous n'avions même pas l'argent nécessaire pour rentrer chez nous en bus. Le jour suivant, nous avons annoncé l'occupation. A vrai dire, nous avions seulement l'intention de résister jusqu'à ce que les patrons nous aient donné ce qu'ils nous devaient. Nous n'avions pas pensé à une autogestion. Mais nous avons dû y venir vu que nous n'avons plus entendu parler de personne. Avant de nous mettre au travail, nous avons attendu six mois, tout en occupant l'usine jour et nuit. « Nous avons remis l'entreprise en état de marche : la lumière, les ascenseurs, et les machines que les patrons n’avaient pas entretenues. Nous avons appris à vendre et à acheter, à tenir la comptabilité, à contracter, à trouver des clients : une expérience très dure mais impayable, qui nous a rendu l'espoir, l'estime de nous-mêmes et nous a fait sortir de notre solitude. Aujourd'hui de nombreux groupes solidarisent avec nous : des étudiants, des piqueteros, des assemblées, et les mères de la Plaza de Mayo. C'est la seule alternative : il faut lutter pour maintenir son propre emploi car dans l'Argentine d'aujourd'hui, il est impossible d'en trouver un autre ».
Norma Pintos, 42 ans, ouvrière, vient d'une entreprise plus petite, Grissinopoli, elle aussi à Buenos-Aires. Elle produit des gressins et existe depuis 40 ans, mais son histoire est identique. Pendant trois ans elle n'a plus payé ni les vacances ni les charges sociales et, en l'espace d'un an, les salaires hebdomadaires sont passés de 20 à 10, puis à 5 pesos. Pour finir le propriétaire a disparu, et les ouvriers ont continué à travailler seuls en attendant son retour. En 2001, ils ont occupé l'entreprise qui a été expropriée légalement par la Legislatura di Buenos-Aires. Ils ont pu créer leur coopérative en octobre 2002. Elle emploie 16 personnes (au lieu des 22 précédentes). Le salaire est de 600 pesos par mois environ ( = 200 Euros): « Le passage s’est fait de façon absolument pacifique », explique Norma, « heureusement nous n’avons jamais eu de descente police. Aujourd’hui, nous décidons de tout au cours des assemblées. Le gain n’est pas fixe, mais il est le même pour tous, quelle que soit la nature de l'emploi. La production est en train de croître, même si certaines parties de l'usine ne sont pas encore fonctionnelles. Dans les espaces vides, nous recevons des expositions ou des assemblées féminines. Grâce aux étudiants et aux simples citoyens qui se mettent à notre disposition, nous fournissons une aide scolaire. C'est une expérience rude mais elle nous a permis de voir plus loin, de faire des projets, de nous unir. Elle nous a rendu l'espoir et fait prendre conscience de notre potentiel. Aucun doute, je ne voudrais pas revenir en arrière. »
Une soixantaine de ces "entreprises récupérées", dont l'IMPA (Industria Metalurgica Plastica Argentina), se sont regroupées pour fonder le Movimiento Nacional de Empresas Recuperadas (MNER).
L'IMPA a une histoire ancienne. Fondée en 1920 avec un capital italo-allemand et nationalisée en 1946, dans les années 50 elle était entrée dans la légende parce qu'elle fabriquait les bicyclettes qu'Evita Peron distribuait au peuple. En 1961, elle s'est constituée en coopérative, et avant la crise, en 1995, elle employait 500 personnes. Elle a toujours travaillé l'aluminium. Aujourd'hui, comme il lui est impossible d'en acheter, elle le recycle.
Oracio Campos, actuel président de la coopérative, est mécanicien lamineur. C'est homme menu, affable, humble. Quand il raconte l'histoire de l'entreprise, ses yeux s'illuminent, pleins d'orgueil. « En 1998 », explique-t-il, « nous n'étions plus que 200 et, durant les derniers mois, l'entreprise ne payait plus ses factures d'électricité, de gaz et de téléphone. La situation était paradoxale : nous arrêtions de travailler à trois heures de l'après-midi et nous attendions jusqu'à six heures qu'on nous donne notre paie journalière, 2 pesos! Ceux qui géraient la coopérative, c'était un groupe de travailleurs qui avait fondé une société anonyme avec le gérant dans le but de vider progressivement l'entreprise et de la remettre en marche sous une autre forme. C'est le processus qui caractérise toutes les usines abandonnées par leurs propriétaires à la fin des années 90 : la productivité diminue, on diminue le personnel. Entre temps, ceux qui gèrent l'entreprise cherchent à mettre de côté tout ce qu'ils peuvent. Aucun investissement, aucun effort pour résister ». « Mais nous, » continue-t-il, « nous avons réussi à nous en sortir avant. Nous avons demandé une assemblée afin de mettre les choses au clair et de changer les membres de la commission. On nous l'a accordée seulement 20 jours plus tard. L'assemblée a duré toute la journée dans un climat fébrile, extrêmement tendu. Nous avons refusé tous les points proposés par l'ancienne commission. Exténuée, celle-ci est partie tard dans la nuit en claquant la porte. Avant de convoquer l'assemblée, nous n'aurions jamais pensé de devoir occuper l'usine. Mais nous n'avons pas eu le choix. Abandonnés à nous-mêmes, il ne nous restait que l'autogestion. Nous avons nommé une nouvelle commission et j’ai été élu comme président. Nous étions 130. Certains avaient décidé de ne pas participer à l'aventure. « Nous avons donc recommencé quelques jours plus tard. Sans un sous, seuls, nous avons réorganisé tout le processus de travail, ou, tout du moins, nous avons essayé de le faire. A distance, je dois reconnaître que nous avons eu de la chance. Maintenant nous sommes 260, et nous arrivons à gagner jusqu'à 1000 pesos par mois, plus que durant la fameuse « période d'or », quand tout allait bien. Aujourd'hui, nous vendons en Argentine, au Paraguay, en Uruguay, en Bolivie et au Brésil. Nous sommes terriblement fiers de cette réussite. Nous touchons tous le même salaire, quel que soit notre emploi. Il ne s'agit pas d'un gain fixe, mais cela nous suffit. C'est ce qui reste chaque mois, après que tous les coûts aient été couverts. Chacun de nous sait exactement combien d'argent entre et sort de l'entreprise. » Aujourd'hui, l'entreprise s'offre même le luxe d'ouvrir ses portes à des laboratoires de peinture, à des spectacles théâtraux et à des artistes. Ces derniers donnent des représentations le soir, dans une atmosphère surréelle, entre les machines arrêtées et les énormes espaces vides qui sont encore les témoins du vidage mis en oeuvre par l'ancienne gestion. C'est un effort de créativité, de solidarité, de désir de vivre, qui réussit à rassembler 250 personnes par semaine, entre représentations et laboratoires de peinture et de graphisme.
Gabriel Fajn, sociologue auprès de l'Université de Buenos-Aires explique : «Au niveau macro-économique, 200 usines récupérées ne sont pas significatives, mais dans un moment de crise profonde, il est vrai qu'il s'agit d'une solution au problème de l'emploi, même si minime. Sans compter qu'elles ont un caractère symbolique très fort. Elles représentent l'espoir, la victoire de l'initiative et de la créativité. Quelques exemples isolés ont vu le jour à la fin des années 90. Cela a continué en 2000, mais c'est seulement après décembre 2001 que le processus s'est accéléré d'une façon extraordinaire. D'autant plus que de nouveaux acteurs sont entrés en jeu : aujourd'hui les usines récupérées jouissent de la solidarité des piqueteros, des assemblées de quartier et des mères de la Plaza de Mayo. Il est difficile de dire si elles s’en sortiront. Cela dépendra du développement macro-économique. Jusqu'à présent, elles tiennent toutes le coup. Le gros problème reste l'impossibilité absolue d'obtenir des crédits. De toute façon, l'Argentine n'est pas seule, il y a des cas analogues au Paraguay et au Salvador, mais surtout au Brésil qui comptent 300 entreprises en autogestion, pour un total de 32.000 travailleurs. » (Sources :Peacereporter)
N'est-ce pas la preuve évidente de l'inutilité des patrons et des grands pontes de la finance quand l'économie va mal ? Ce sont eux qu'on devrait licencier en premier, avant qu'ils tirent toute la couverture à eux et ne fassent trop de dégâts. De toute façon, eux, ils ne sont pas sans ressources. L'Amérique du Sud est un continent en plein réveil, qui est en train de faire émerger un système économique plus humain, et je me réjouis toujours beaucoup quand je lis ce genre de nouvelles. Dans notre société où le travail est devenu une denrée rare qu'on a vidé de son contenu de fierté, j'aime ce retour de l'homme de bonne volonté, avec sa dignité, son courage, l'estime de soi, la conscience de sa propre valeur et de son potentiel créatif, porteurs de foi dans l'être humain, la solidarité et l'avenir. L’homme ne vit pas seulement de pain, il ne donne le meilleur de soi-même que s'il y a de l’espoir.
Mot-clef : Amérique latine, Hommes de bonne volonté