Quand un écrivain est célèbre et que je n’ai rien lu de lui, j’éprouve comme une sorte de honte, d’incomplétude. Non pas que mon opinion à son endroit ait une valeur quelconque, mais il me faut savoir. Je n'arrive pas à me contenter de ce qu'on en dit ou écrit ici ou là. C'est ainsi qu'un jour j'ai décidé qu'il était temps de m'intéresser à Jorge Luis Borges. Voilà donc quelques mois que je m’acharne, mais en vain, il ne fera certainement jamais partie de la liste de mes auteurs préférés. Il faut cependant que j'avoue quelque chose : suivant mes habitudes, je l’ai abordé de plein pied et sans préambule, pour éviter d’être influencée, mais cette fois-ci je pense que j’ai commis une grosse erreur.
Il y a quelques semaines, j’ai terminé Le Rapport de Brodie (1970) et je n’en ai pas retenu grand-chose. Je viens de finir L’Aleph (1949) dont on a dit le plus grand bien, et j’ai poussé un gros soupir de soulagement. Il est donc clair que Jorge Luis Borges, au contraire, a besoin d’une introduction. Je me suis même demandée, vu que ces deux livres sont précédé et suivi par un prologue pour le premier et par un épilogue pour le second, par lesquels l’auteur résume et explique en une ou deux phrases chacune de ses nouvelles, fournissant même ses sources car il aime puiser dans ce qui a déjà été écrit, si lui-même craignait les incompréhensions ou les extrapolations les plus fantaisistes de ses lecteurs.
Ces lectures ont été difficiles. Quand la trame se faisait plus étroite, alors il m'arrivait de m’accrocher pendant quelques pages, pleine d’espoir, mais tout à coup je ne savais plus où on en était ni de quoi on parlait. Il me fallait faire un temps d’arrêt, un effort de mémoire, et essayer de m’y retrouver dans ces histoires truffées de références latino-américaines, classiques, judéo-chrétiennes, arabes, philosophiques de toutes les époques, etc. Est-ce cet éventail culturel si large qui a fait la grandeur, valu son succès à Jorge Luis Borges ? Au cours de ma lecture, j’ai constamment eu l’impression de courir après une plume complètement débridée, sans frein ni direction précise. Rien de plus faux, ai-je constaté plus tard, vu qu’au-delà de chaque anecdote, on arrive toujours au « moment de la vérité » où le protagoniste comprend tout à coup quelle est sa véritable nature.
Tout à coup, Borges me semble moins ennuyeux, plus limpide, et je me rends compte que dans L’Aleph, je relirais volontiers quelques nouvelles : L’immortel, pour sa lente progression vers une vérité si évidente, Deutsches Requiem pour sa brillante sagacité, et dans Le rapport de Brodie, où le décor est exclusivement sud-américain, L’indigne, ou les mécanismes qui conduisent à la trahison, et l’Evangile selon Saint Marc, ou l’inutilité de la bonne parole quand on la disperse sur un terrain stérile.
Il n’est pas dit, comme je le pensais avant de commencer ce billet qui m'a en quelque sorte éclairci les idées, que je ne lirai jamais plus rien de Jorge Luis Borges, mais pour tous ceux qui ne l’ont jamais abordé, un conseil personnel, faites-le à petits pas. Quelqu'un viendra-t-il me convaincre du contraire ?
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Commentaires et Mises à jour :
Re:
Je suis contente que tu sois venue donner ton avis, d'autant plus que j'imagine que tu l'as lu dans le texte original en espagnol. As-tu un autre titre à me conseiller, si jamais je me décidais à recommencer ? :) Par contre, je n'ai jamais eu aucun mal à lire Gabriel Garcia Marquez, et il me faut encore découvrir Mario Vargas. Là aussi as-tu un titre à me proposer, pour commencer ?
Re:
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Je crois que la formule lecture obligatoire est un contresens ; la lecture ne doit pas être obligatoire. Parle-t-on de plaisir obligatoire ? A quoi bon ? Le plaisir n'est pas une obligation, c'est une quête. Bonheur obligatoire ! Le bonheur aussi est une quête. J'ai été professeur de littérature anglaise pendant vingt ans à la faculté de philosophie et de lettres de l'université de Buenos Aires. J'ai toujours donné ce conseil à mes étudiants : si un livre vous ennuie, abandonnez-le ; ne lisez pas un livre parce qu'il est fameux, ou moderne, ou ancien. Si un livre vous semble ennuyeux, laissez-le ; même si ce livre est le Paradis perdu - qui pour moi n'est pas ennuyeux - ou Don Quichotte - qui pour moi ne l'est pas davantage. Mais si un livre vous ennuie, ne le lisez pas ; c'est qu'il n'a pas été écrit pour vous. La lecture doit être une des formes du bonheur : voilà pourquoi je conseillerais aux possibles lecteurs de mon testament - que je n'ai d'ailleurs pas l'intention de rédiger - de lire beaucoup, de ne pas se laisser effrayer par la réputation des auteurs, de rechercher un bonheur personnel, un plaisir personnel. Il n'y a pas d'autre façon de lire.
Jorge Luis Borges
Je crois que le maître est de bon conseil... ;)
Re:
Merci pour cette belle citation on ne peut plus à propos vu qu'elle vient de Borges en personne. Cependant, vu que c'est le professeur qui parle, je me demande quand même si son invitation à laisser systématiquement tomber ce qu'on trouve ennuyeux n'est pas ouvre de pédagogie. On s'intéresse, on aime plus facilement quelque chose qu'on découvre librement. L'obligation, au contraire, crée une barrière, une répulsion.
Moi qui lit pas mal, je suis tout à fait d'accord sur le fait que la lecture doit être un bonheur, mais personnellement je continue à penser que parmi les grands écrivains (et par là j'exclus ceux qui sont l'objet d'une mode ou d'une infatuation momentanée), il faut quand même essayer de faire le petit effort d'aller au bout d'une "première" approche, car il y a des auteurs qui ne se révèlent pas immédiatement, comme Borges justement, vu qu'à la fin de mes deux bouquins j'ai commecé à changer d'avis.
Si j'avais pu trouver en français ou en italien les oeuvres que m'a conseillée Miss Lulu, je les aurais certainement lues, mais Borges, hélas, est peu traduit dans ces deux langues.