Pourquoi lire « Chroniques algériennes » aujourd’hui ? Quand on est jeune et qu’on s’éprend d’un écrivain, philosophe qui plus est, - ce qui fut mon cas pour Albert Camus -, on le dévore à pleines dents, puis on thésaurise son œuvre à une place d’honneur et à portée de main, sûr désormais de ce capital érigé en stèle immuable à son propre « confort moral ». Mais ce n’est qu’une illusion, car d’un auteur on ne peut percevoir, comprendre intimement, que ce qui, en nous, correspond de près ou tout du moins de loin à du vécu. C’est ainsi qu’il m’a fallu venir habiter au bord de la Méditerranée pour ressentir pleinement la capacité de bonheur de ce grand homme si sérieux, parfois même austère. C’est ainsi qu’il m’a fallu prendre de l’âge pour bien saisir la profonde intelligence des nuances qui ont caractérisé ses prises de position à l’époque déchirée qui a été la sienne. C’est ainsi qu’il m’a fallu la cacophonie raciste et litigieuse du monde d’aujourd’hui pour que je perçoive celle qui l’a incité, en 1958, à opter pour le silence politique. Alors, aucun doute, c’est bien le bon moment de lire ou de relire Chroniques algériennes.
Le quatrième de couverture commence ainsi, de la plume de l'auteur : « On trouvera dans ce recueil un choix d’articles et de textes qui tous concernent l’Algérie. Ils s’échelonnent sur une période de vingt ans, depuis l’année 1939, où presque personne en France ne s’intéressait à ce pays, jusqu’en 1958, où tout le monde en parle…. » «... Où tout le monde en parle », c’est bien là la question. Tout ceux qui en parlaient en France métropolitaine, que connaissaient-ils de la misère et de l'absence de droits dans lesquelles on maintenait la population arabe ? Que comprenaient-ils des racines séculaires du peuple français d’Algérie ? Que savaient-ils de l'indifférence, voire du mépris, des gouvernements successifs et des élus métropolitains, qui, avec quelques devoirs républicains étriqués et sélectifs, se croyaient quitte de l’exploitation qu’ils faisaient de ce pays et de la chair à canon qu’ils y prélevaient régulièrement ?
J’ai moi-même, en son temps et en différentes circonstances, connu des arabes algériens, des pieds-noirs, des soldats du contingent et des militaires de carrières, et je suis même allée deux fois en Algérie, la guerre terminée bien entendu. Comment se fait-il que j'aie été incapable de déceler, dans tous ces rapports, la scélératesse coloniale décrite dans ce recueil ? Avions-nous tous le cerveau si bien lavé ? L'« Algérie française » de l'école primaire, avec ses trois départements comme en France, avait trompé son monde en profondeur et pour longtemps. Sa guerre d'indépendance appartenait à l'air du temps. Ses vins capiteux encore sur nos tables, mitigés par les petits degrés languedociens, qu’en savait-il le peuple, en métropole, de ce qui s’était vraiment passé pendant plus d'un siècle de l’autre côté de la Méditerranée ?
A lire, absolument !!! Car cinquante ans plus tard, hier explique encore aujourd’hui, et aujourd’hui, hélas, ressemble encore à hier. La déformation et le mépris de l’information, les silences complices et les appropriations opportunistes ne sont jamais le propre d'une époque, elles caractérisent toutes les époques d'oppression. Raison de plus pour rester vigilants.
Une question qui me taraude : décédé accidentellement à 46 ans et avant l'indépendance algérienne qui ne pouvait que représenter une cassure dans sa vie, l'Albert Camus de l’après-colonialisme, l’Albert Camus de l’Union Européenne, l’Albert Camus d’après la chute du Mur de Berlin, aurait-il été un homme, un écrivain, un philosophe différent ?
P.S. Pour en savoir plus sur Camus, voir sur France 5 : la soirée Camus de La Grande Librairie
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