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Erasme, « Eloge de la Folie » (1509), « Erasme », Stefan Zweig,(1934)

Un livre dont tout le monde a entendu parler, ne serait que pour l’attraction de son titre. Mais, l’auteur, Erasme, et la date de parution, 1509, découverts, qui a envie, aujourd’hui, s’il n’est pas un spécialiste, de lire un pamphlet écrit il y a cinq siècles ? Par un moine qui plus est ? Eh bien, qu’on se détrompe, car c’est un délice. Les premiers pions posés dès le début pour aider à  la compréhension, Dame Folie comme j'aime appeler cette déesse excuse tout et tous, un chapitre après l'autre : les parents, les enfants, les puissants et les gouvernants, les courtisans et les bouffons, les religions, les prélats et les religieux, les désirs et les vices, les menteurs, les doctes et les ignorants, les femmes comme les hommes, les rois, les guerres, etc., et… dénigre les gens sérieux et honnêtes. On reste choqués par la grande actualité de cette critique acérée, si bien camouflée mais terriblement limpide. Vu qu’on peut le lire gratuitement ici, dans une traduction en français contemporain, en voici un chapitre, le XLVe, qui dans une édition italienne que je possède, paraît sous le titre « Le bonheur se trouve dans l’opinion » :

 

« Mais, dira-t-on, c’est un malheur d’être trompé ! Bien plus grand malheur de ne pas l’être. L’erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les réalités : il dépend de l’opinion qu’on a d’elles. Il y a tant d’obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu’il est impossible d’en rien élucider, comme l’ont justement dit mes Académiciens, « les moins orgueilleux des philosophes » ; ou bien, si quelqu’un arrive à la connaissance, c’est bien souvent aux dépens de son bonheur. L’esprit de l’homme est ainsi fait qu’on le prend beaucoup mieux par le mensonge que par la vérité. Faites-en l’expérience ; allez à l’église quand on y prêche. S’il est question de choses sérieuses, l’auditoire dort, bâille, s’embête. Que le crieur (pardon, je voulais dire l’orateur), comme cela est fréquent, entame un conte de bonne femme, tout le monde se réveille et se tient bouche bée. De même, s’il y a quelque saint un peu fabuleux et poétique, à la façon de saint Georges, de saint Christophe ou de sainte Barbe, vous verrez venir à lui beaucoup plus de dévots qu’à saint Pierre, à saint Paul ou même au Christ. Mais ces choses-là n’ont rien à faire ici. Qu’un tel bonheur coûte peu ! Les moindres connaissances, comme la grammaire, s’acquièrent à grand-peine, tandis que l’opinion se forme très aisément ; et elle contribue tout autant au bonheur et même bien davantage. Tel homme se nourrit de salaisons pourries, dont un autre ne pourrait supporter l’odeur ; puisqu’il y goûte une saveur d’ambroisie, qu’est-ce que cela fait à son plaisir ? Par contre, celui à qui l’esturgeon donne des nausées n’y peut trouver aucun agrément. Une femme est laide à faire peur, mais son mari l’égale à Vénus ; c’est tout comme si elle était parfaitement belle. Le possesseur d’un méchant tableau, barbouillé de cinabre et de safran, le contemple et l’admire, convaincu qu’il est d’Apelle ou de Zeuxis ; n’est-il pas plus heureux que celui qui aura payé très cher une peinture de ces artistes et la regardera peut-être avec moins de plaisir ? J’ai connu quelqu’un de mon nom qui fit présent à sa jeune femme de fausses pierreries et lui persuada, étant beau parleur, qu’elles étaient non seulement vraies et naturelles, mais rares et d’un prix inestimable. Voyons, qu’est-ce que cela faisait à la jeune dame ? Elle ne repaissait pas moins joyeusement ses yeux et son esprit de cette verroterie ; elle n’en serrait pas moins précieusement ces riens comme un trésor. Le mari cependant évitait la dépense et profitait de l’illusion de sa femme, aussi reconnaissante que si elle avait reçu un cadeau princier.

 

Trouvez-vous une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ? Si le Mycille de Lucien avait pu continuer à jamais le rêve doré où il était riche, il n’aurait pas eu d’autre félicité à souhaiter. Il n’y a donc pas de différence ou, s’il en est une, c’est la condition des fous qu’il faut préférer. Leur bonheur coûte peu, puisqu’il suffit d’un grain de persuasion ; ensuite, beaucoup en jouissent ensemble. »

(Extrait de Wikisource, traduction Pierre de Nolhac)

 

Bonne lecture !


Avant ou après, cependant, il faut absolument lire l’ « Erasme » de Stefan Zweig (1934)

Sur la toile de fond d’une époque inquiète et tumultueuse, émerge la figure d’Erasme, l’auteur de cette célèbre « Eloge à la folie », Hollandais né à Rotterdam en 1446. Stefan Zweig décrit notre moine comme une personne pusillanime, fragile physiquement et nerveusement, mais d’une stature gigantesque en matière de travail intellectuel. D’une ingéniosité précise et brillante, voyageur infatigable, mais homme de silence et d’études, au large savoir mais d’un cœur loyal ; philologue, théologien et pédagogue, mais en même temps amant de la poésie, de la philosophie, des livres et des œuvres d’art, des langages et des peuples ; confiant dans le progrès de l’humanité à travers la raison et la culture.
Un esprit libre et sans parti pris qui n’a haï qu’une seule chose, le fanatisme, « esprit du mal », destructeur de la concorde, « bâtard entre l’esprit et la force brute ». Position difficile face à Luther, position difficile face aux catholiques, position difficile face aux calvinistes qui réfutaient tous la liberté de penser.

Pas étonnant que Stephan Zweig, cet exilé continuel, se soit épris de cette figure qui personnifie l’esprit cosmopolite et la confiance dans un monde fondé sur les valeurs intellectuelles et la compréhension entre les nations.
Un homme dont on aurait grand besoin aujourd'hui.

Au cas où vous seriez rebutés par les deux premiers chapitres de prémices, passez tout de suite au troisième, comme je l'ai fait, car le lecteur a ses impatiences. Vous aurez toujours le temps d'y revenir à la fin.

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Ecrit par ImpasseSud, le Vendredi 4 Juin 2010, 19:48 dans la rubrique "J'ai lu".