« Sientese ! » ordonna le policier à la femme assise devant la petite table boiteuse qui servait de bureau dans le quartel [caserne, NdT] de la vieille ville. Le gérant du Country Club avait déposé une plainte contre la jeune femme pour actes subversifs. Pâle et vêtu sans recherche, l’homme commença à l’interroger tout en tirant sur son gros cigare éteint, puis, en s’adressant à un collègue en train de fixer une vieille machine à écrire, il commença à dicter :
« Hoy, 13 de noviembre
« Usted es polaca… »
« Oui », confirma la femme.
« Los polacos son todos comunistas, verdad ? «
« No, no es verdad, no todos, y YO no soy comunista ».
L’homme leva un bras en l’agitant :
« Et alors, pourquoi ce matin avez-vous aidé l’un des communistes qui avait pénétré dans le club à s'échapper ? »
« Ce n’était qu’un enfant… »
« Lienvensela », dit le policier en s’adressant aux deux autres qui avaient assisté à l’entretien.
Ils la conduisirent dans une grande salle où une vingtaine de femmes étaient assises à même le sol. Leur attention fut tout de suite attirée par la nouvelle arrivée qui s’appuya au mur. Quelques-unes riaient, et l’une d’elle, beaucoup plus grande que les autres, gainée dans un fourreau panthère, l’appela mamacita, mammina, et lui demanda :
« Que has echo ? »
« Nada », répondit la femme. Mais l’autre continua :
« No puede ser, tienes que haber echo algo ».
« Non, je n’ai rien fait. Vraiment ! », répétait Denise en espérant de toutes ses forces que quelqu’un vienne et la ramène à la maison.
Bien sûr, pas Eric ! Son mari était en déplacement et il ne rentrerait que tard. Mais tout en éprouvant une certaine pudeur à propos des détails qui mettaient en évidence une certaine aisance inimaginable pour ces pauvrettes et du reste pour elle aussi jusqu’à il n’y a pas si longtemps, elle étai tentée de raconter ce qui lui était arrivé. Finalement, elle se décida à parler.
Ce matin-là, la légèreté de la chaleur et les coups de vent laissaient prévoir l’arrivée d’un orage. Si ce n’était pour les manguier et la cabane du jardinier recouverte de bougainvillées, on se serait cru en Pologne à la fin de l’été. Dans les allées du club, son enfant dans la poussette, elle avait rencontré des joueurs qui revenaient du green, elle les avait salués et certains d’entre eux s’étaient arrêtés pour caresser l’enfant qui jouait avec un ours en caoutchouc.
Les pluies habituelles allaient bientôt arriver, avait pensé Denise, et pour son petit il était bon de rester dehors le plus longtemps possible. A côté d’un bassin recouvert de végétation, elle avait trouvé une chaise longue et elle s’y était allongée, mais sans ouvrir le livre qu’elle avait apporté. Elle avait au contraire évoqué, une fois encore, les images de son passé. Elle avait revu sa ville natale, Cracovie, la rue où elle était née, l’école des beaux arts où elle avait étudié. Repenser à son passé en réussissant à n’éprouver aucune émotion était une sorte de jeu secret. Cela lui permettait de se rappeler les années passées, même celles où elle vivait dans la clandestinité en Allemagne, utilisant l’indifférence comme un territoire sûr, à l’abri de l’amertume. A Cologne, où pour manger elle avait nettoyé des cinémas et stérilisé les instruments d’un dentiste, elle avait continué à dessiner quand elle en trouvait le temps, recopiant les œuvres d’Alexandra Ekster, son artiste préférée, dont elle se souvenait en détail de toutes les peintures. Les décomposer et les recomposer mentalement était une sorte d’exercice qu’elle exécutait souvent et qui la tranquillisait, même maintenant qu’elle vivait dans le confort, avec un mari important à ses côtés et leur enfant.
Des voix étouffées étaient arrivés de la cabane du jardinier, puis un cri bref. Denise avait vu deux petits indiens décharnés et mal habillés qui courraient ; ils devaient avoir une quinzaine d’années, peut-être moins : elle avait appris qu’il était très difficile de donner un âge aux indiens de l’Amérique latine. L’un des deux, la bouche presque édentée, était passé à côté d’elle, et, en indiquant l’enfant endormi, il avait mis un doigt sur sa bouche comme pour l’inviter au silence. Elle avait trouvé le fait sans importance et avait décidé d’aller nager avant de rentrer à la maison. La poussette devant elle, elle s’était dirigée vers les vestiaires pour se changer. En sortant, elle avait remarqué qu’il y avait de l’agitation et le manager du club s’était approché d’elle en disant : « Faites attention, Madame Tovar, il paraît que des communistes sont entrés, ne vous éloignez pas. » Denise l’avait remercié et elle était allée se jeter à l’eau. Après quelques brasses dans l’eau tiède, elle s’était hissée sur le bord pour voir si son petit était calme : l’enfant dormait et son ourson avait glissé à ses pieds.
Sortie de l’eau, elle s’était douchée et rhabillée sans hâte. Puis elle avait rejoint sa voiture et y avait installé l’enfant en fixant la ceinture de son siège. Pour finir elle était montée en voiture et lentement, elle avait conduit vers la sortie. La climatisation à peine mise en marche, un serveur avec de grosses moustaches lui avait fait signe de s’arrêter et Denise avait été contrainte à baisser sa vitre. L’homme, répétant l’histoire du manager, avait ajouté qu’elle devait être prudente, tenir ses vitres fermées, les fermetures de sécurité abaissés et klaxonner si elle voyait quelque chose d’anormal.
« Como saben si son comunistas ? » avait demandé Denise pour essayer de dédramatiser.
« Madame !.... Ils ont écrit FALN (1) avec du pétrole sur le mur extérieur du bar…. Vous ne vous en êtes pas aperçue ? »
Mais elle, elle n’avait rien vu et le fait ne lui semblait même pas inquiétant. En effet, sur le mur d’enceinte de sa maison, ils écrivaient souvent des sigles analogues et quand ils en avaient le temps, ils mettaient le feu à ces lettres, ce qui fait qu’elles brûlaient pendant quelques minutes et que c’était d’un grand effet.
Tandis qu’elle repartait vers la sortie, elle avait remarqué des serveurs qui poussaient vers la cabane du jardinier un jeune indien en le tenant par les épaules. Terrorisé, l’adolescent se débattait tout en émettant des cris plaintifs. Après avoir parcouru quelques mètres, Denise entendit un léger coup sur la portière de la voiture et vit, accroupi derrière une grosse fougère, le jeune indien qui peu auparavant lui avait fait signe de se taire. Ce devait être le camarade de celui qu’on venait juste d’épingler, pensa Denise. Le garçon, dans un espagnol mêlé de quetchua, murmurait une cantilène : « Laisse-moi entrer, Madame, s’ils me prennent ils vont me tuer, por favor…. ».
Denis l’avait fait monter :
« Monte, mais reste accroupi et tais-toi, » lui avait-elle dit. Le garçon avait obéi et elle, elle avait continué à conduire vers la sortie. Espérant que personne ne s’aperçoive du garçon, elle avait salué un des gardiens d’un air détaché et celui-ci avait répondu en l’invitant à poursuivre.
« Ça a marché », avait pensé Denise. Mais elle s’était trompée, un des gardiens avait dû apercevoir son passager et il s’était mis à agiter les bras en lui faisant signe de s’arrêter. Denise, au contraire, avait accéléré et tournant vers la piste pour les voitures, elle s’était tout de suite immergée dans la file qui allait vers la vieille ville.
« Gracias Misia », avait barboté l’adolescent qui n’osait pas encore lever la tête. « Je vais descendre un peu plus loin… Gracias Misia, que Dios se lo pague… »
Arrivés à l’Avenida de los Jabillos, l’adolescent était descendu et après avoir sauté le mur d’enceinte d’un jardin, il avait disparu.
Arrivée à la maison, Denise alla dans sa chambre à coucher et s’étendit avec son enfant, mais Estelle, la domestique, entra sans frapper et dit :
« La comida esà en la mesa ».
« Je n’ai pas faim », répondit Denise. Peu après elle s’assoupit. Ce furent les coups répétés qu’on sonnait à la porte qui la réveillèrent. Elle avait rapidement mis l’enfant dans son petit lit et avait appelé Estelle, lui disant qu’elle préférait que ce soit Avelino, le domestique, qui ouvre la porte. On entendit tout de suite des voix altérées et Avelino fit irruption dans la pièce en criant : « La policia, la policia ! » Ça y est, avait pensé Denise.
A la porte, il y avait trois policiers qui l’apostrophèrent sans préambules :
« C’est toi, Denise de Trovar ? », lui demandèrent-ils, et elle fit signe que oui.
« Tu dois nous suivre à
« Avisez le bureau de mon mari » avait-elle juste eu le temps de dire tandis qu’elle sortait de la maison.
Quand Denise finit de parler, la femme à la gaine panthère lui offrit une cigarette tandis que les autres murmuraient : « Pobrecita, probecita… »
L’après-midi fut interminable. Ce n’est que le soir que le bureau de son mari avait envoyé une employée qui l’avait fait sortir. Un fois dans la rue, avec un ressentiment bien mal caché mais comme parlant d’autre chose, l’employée se référa de façon ambiguë à ces étrangères jeunes et ingrates qui s’accaparent les hommes riches et comme il faut. Puis en lui donnant juste l’argent nécessaire pour rentrer à la maison, elle appela un taxi et Denise y entra muette et épuisée.
Durant les années soixante, les activités de la famille Tovar étaient multiples. En plus des diverses plantations de cacao et tout autant de café à l’intérieur du pays, il y avait l’Estancia de San Juan, immense entreprise agricole juste à la sortie de la ville, avec la maison patronale dans laquelle vivaient le frère aîné d’Eric, plusieurs oncles et charmants cousins, mais aussi un nombre imprécis de serviteurs. L’activité d’import-export, au contraire, s’exerçait principalement avec l’Allemagne et consistait en pièces de rechange pour voitures, engins et médicaments. Pour finir, mais pas de moindre importance, la holding Tovar y Tovar comprenait un secteur assurances, une petite compagnie aérienne réservée aux marchandises et des activités liés à l’extraction des phosphates. Les Tovar étaient dans le pays depuis plus d’un siècle. Le chef de la lignée, Horst, originaire du Schleswig-Holstein, avait en quelque sorte respecté les traditions, une grande partie de ses descendants avait terminé ses études à Aix-la-Chapelle ou à Heidelberg, mais son véritable nom de famille n’apparaissait nulle part, pas même sur les pierres tombales. Un grand nombre de Tovar avait épousé des demoiselles de bonne famille locales, desquelles ils avaient eu des enfants à la peau sombre mais toujours avec des yeux bleus. Nés au milieu des humeurs et des douceurs de l’Amérique latine, ils représentaient un témoignage de cette intégration raciale dont le pays était fier. On se souvenait encore de la compagne de Horst, Gertrud, de Kassel, comme de
Rentrée à la maison, Denise alla dans le jardin. Elle en était fière car elle y avait cultivé des fleurs et des plantes qu’en Europe elle n’aurait jamais rêvé de voir pousser, comme certains tamaris tordus, certains bananiers très verts, et les manguiers et les avocats plantés par la mère d’Eric. En cette saison, comme fleurs, il n’y avait que les hibiscus roses, mais ils étaient si nombreux et magnifiques. Dans cette douceur enveloppante et aqueuse, elle aspira l’odeur de l’herbe fraîchement coupée et écouta le curieux chant d’un oiseau caché dans le feuillage. Sur la table de la véranda, il y avait des bouteilles de liqueur et de la glace. Elle se versa un whiskey et s’accroupit sur les marches de l’escalier, comme elle le faisait chaque soir après le dîner, tandis qu’Eric lui racontait sa journée. Se demandant comment son mari allait réagir à ce qui s’était passé le matin, elle repensa à quand elle l’avait rencontré pour la première fois à Cologne, devant la cathédrale où, assisse sur un pliant, elle faisait pour quelques marks les portraits des touristes. Eric, gigantesque et jovial seigneur sud-américain, l’avait frappée à cause de son teint basané et de ses yeux bleus. Lui, au contraire, il avait tout de suite été attirée par cette jeune exilée polonaise à la peau très blanche et aux yeux couleur noisette. Timide et introvertie, destinée le plus souvent à passer inaperçue, incrédule face à cette cour discrète mais efficace, Denise s’était mariée quelques jours plus tard, laissant derrière elle sa difficile existence d’émigrée, entrant à faire partie d’une famille riche, importante et lointaine.
Immergée dans sa réflexion, mais aussi à cause de la clameur des grillons et des cigales, elle ne s’était pas aperçue qu’Eric était derrière elle. Dès qu’elle le vit, elle se leva pour l’embrasser, mais lui se recula.
« Oui, je sais tout », dit-il sans la regarder.
Denise attendit qu’il continue, et, après une pause, Eric siffla d’une voix très basse : « Mais comment as-tu fait pour avoir une idée aussi idiote ? »
« Je ne sais pas, je crois que j’ai fait ce qu’il fallait faire…. Il était à peine plus vieux qu’un enfant, et va savoir ce qu’ils lui auraient fait s’ils l’avaient pris. ».
« Ça ne te ressemble vraiment pas… J’imagine déjà ce qu’on est en train de dire à l’Estancia…. Une histoire pareille dans notre famille…. C’est inouï ! »
Denise se taisait, ils se turent l’un et l’autre pendant plusieurs minutes. Puis Eric qui avait l’air d’avoir pris une décision dit :
« Il faut sauver les apparences… Nous sommes en train de négocier une commande importante avec le gouvernement, il s’agit d’armements et toute la famille est impliquée. Il ne faut surtout pas prendre de risques, tu dois comprendre …. Du reste, tu as passé les bornes… »
Denise continuait à se taire et cela mit Eric en difficulté. Il continua donc plus calmement : « Il faut que tu comprennes que c’est nécessaire », continua-t-il. « Il faut divorcer immédiatement. Ensuite on verra….. Mais tu m’écoutes ? »
Denise était en train d’observer le jardin, elle l’aimait plus que la maison, triste avec ses parquets en acajou et ses meubles qui grinçaient, même si on disait que le Libertador s’était reposé dans le grand lit.
« Excuse-moi Eric », dit-elle finalement, « je t’écoutais sans aucun doute…. »
« Tu retourneras à Cologne… Je t’enverrai de l’argent. De ce côté-là, il ne faut pas te faire de soucis. »
« Et notre enfant ? » demanda Denise.
« Il restera ici avec la famille, naturellement… »
« Tu ne peux pas me faire ça… »
« C’est nécessaire, vu la particularité des circonstances… »
Les évènements du matin étaient déjà en train de s’éloigner et Denise les ajoutait mentalement à ceux de son passé. Mais elle revit le pont et
« D’accord, Eric. Ne te fais pas de souci », dit-elle, et elle entra dans la maison.»
Paola Watts (2), « Pensando ai quadri di Alexandra Exter », public dans Il Manifesto le 09 septembre 2007.
Traduction de l’italien par ImpasseSud
"Usa e getta", comme le dit si bien l'italien... Un frisson glacial est tout à coup descendu le long de ma colonne vertébrale, un noeud a serré ma gorge. L’immigré est toujours un de ceux qu'on peut rejetter au moindre problème, quel que soit son degré de véritable intégration, et quelle que soit la raison (économique ou autre) qui l'a poussé à émigrer. Dans les situations dramatiques, on a vite fait de transformer l'immigré en "untòre" ou "semeur de peste". Le mot "intégration" tel qu'on l'utilise aujourd'hui en matière humanitaire, n'est plus qu'un mot à sens unique, accaparé pas les nantis de ce monde, riches ou non. Les immigrés de fraîche ou de longue date le savent bien, on ne risque pas de leur permettre de l'oublier. Il vaut mieux qu'ils apprennent à se prémunir contre la douleur : "L'indifférence, un territoire sûr, à l'abri de l'amertume".
De l'intégration, mais qu’en sait-on si on n’a pas émigré soi-même ?! Tous ces gens qui en ont plein la bouche, qui croient tout savoir sur la question parce qu'ils ont un voisin étranger, ou un peu voyagé ou vécu un déplacement fructueux de quelques mois ou quelques années loin de chez eux !
(2) Paola Watts : titulaire d’une chaire d’histoire de l’Art à l’Accademia delle Belle Arti de Rome.
Mots-clefs : Immigration, Société, Amérique latine, Europe