Combien j’ai aimé ces phrases aux innombrables points de suspensions ! Quand on puise dans ses propres souvenirs, n'en est-il pas toujours ainsi ? Notre cerveau n’est-il pas traversé, en permanence, par des pensées inachevées, fugaces, parfois plus rapides qu’un éclair, qui disparaissent avant qu’on ait eu le temps de les formuler, de les élaborer, de les fixer avec des mots ? Je dois l’avouer, j’ai été séduite par ce jeu de la langue, avec ses interruptions précédées de tirets, comme pour un dialogue entre soi et soi, avec ce besoin d’ajouter et de rajouter des précisions, des explications. Pour essayer de soulever un peu plus le voile de l’oubli, tout en laissant du flou, avec des « probablement », des « peut-être », des « il me semble », avant de passer à autre chose.
Un livre également sympathique dans le récit, où Nathalie Sarraute récupère dans sa mémoire les faits encore présents d’une enfance dédoublée, au tout début du XXe siècle, entre deux pays,
Ce qui aide par-dessus tout la fillette, cependant, c’est son « autre vie », celle que lui apporte l’école, l’école communale, laïque et républicaine, où on ignore le racisme ( p.236), où elle est vite fascinée pour l’écriture et ses signes, le plaisir des dictées, l’heureuse tension qu’exerce sur elle les règles d’orthographe et de grammaire, l’attente de « la note » : « Rien ne peut égaler la justesse de ce signe qu’elle [la maîtresse] va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il est l’équité. (…) Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette sur moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suis complètement à l’abris des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, soudain provoqués… (…) Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui en suis responsable. (…) Pour elle, le fait de devoir copier vingt fois une phrase n’est pas une brimade mais vraiment « pour son bien ». Quant aux difficultés, elles sont là pour empêcher que son esprit se relâche, s’amollisse, pour l’obliger à s’étirer le plus possible… (p. 168-169). Et ce goût de la rédaction qu’elle a très tôt, les mots qui guident son choix, puisés dans ses souvenirs, ses lectures, le Larousse, ceux dont elle n’est pas sûre et qu’elle préfère mettre en attente : « laisser les mots prendre leur temps, choisir leur moment »…. Surtout ne pas mourir avant d’avoir pu tout apprendre, pense-t-elle au cours d’une maladie. Le grand écrivain était déjà là.
« Enfance » est ma première approche de Nathalie Sarraute. Je me demande pourquoi j’ai attendu aussi longtemps pour l’aborder. Sans doute à cause de tous ceux qui, faute d’avoir eux-mêmes du talent, s’accrochent aux écrivains originaux, les cernent, les cataloguent, finissant par les emprisonner avant que le temps ne les libère finalement. Combien de personnes a-t-on rebuté et rebute-t-on encore avec cette taxation de « nouveau roman » dont elle est sans autre le chef de file ? Quel dommage !!! Je vais rattraper cela, heureusement il est encore temps.
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