« Aujourd’hui tout le monde se tutoie, tu l’as sans doute remarqué. Il s’agit d’une mode expéditive et faussement familière. Je n’aime pas ça, parce ce que c’est un manque de respect…. Moi, je crois que deux personnes qui ont de l’estime l’une pour l’autre devraient se vouvoyer, c’est une forme qui met en évidence la politesse et le respect de l’autre. Et puis, cela marque la distance nécessaire pour que l’un et l’autre comprennent, même quand ils se connaissent bien, même de façon intime, au courant de leurs secrets respectifs, qu’on fait semblant du contraire, semblant d’ignorer certaines choses, et qu’on le fait pour que l’autre se sente à l’aise, comme quand quelqu’un t’a confessé quelque chose d’important qu’il ne dirait à personne, mais que toi, tu fais comme si tu étais un peu distrait, alors qu’il n’en est rien. Bien sûr, tu l’as écouté avec une grande attention, mais... Voilà, c’est comme si tu n’y pensais déjà plus, cette chose-là tu l’as mise dans un tiroir de ton cœur que tu as fermé à clef... Maintenant qu’il est temps de se saluer, pour prendre congé, je voudrais te vouvoyer. Je suis sûr que tu comprends. Il ne s’agit pas d’un détail sans importance... justement à cause de ce que tu devras raconter de moi. Tu es d’accord ? »
(Traduction de l’italien par ImpasseSud)
Il s’agit ici de l’avant-dernier paragraphe de « Tristano meurt » d'Antonio Tabucchi, celui où Tristano, sur le point de mourir, désire prendre un congé définitif de l’écrivain qu’il connaît de longue date et à qui il a raconté son histoire en le tutoyant. Il éprouve tout à coup le besoin de reprendre ses distances, entre désir de pudeur et besoin personnel d’intimité. Même si dans la version originale en italien on passe du « tu » au « lei », (le « voi » étant réservé au pluriel ou le reliquat d’une habitude imposée au temps du fascisme), dans sa forme de politesse retrouvée, le langage de l’ultime paragraphe s’enrichit tout à coup, il acquiert des lettres de noblesse, Tristano prend congé du monde avec une dignité consolidée.
Avant d’entrer en contact avec le Web, j’étais une inconditionnelle du « vous », réservant le « tu » à mes parents proches, à mes copains d’enfance et à mes meilleurs amis, mais pas systématiquement. Au nom de quoi devais-je/dois-je tutoyer ou me laisser tutoyer par des tas de gens que je ne connais pas, faire semblant d’être au mieux avec eux? Car s’il est toujours temps de passer au tutoiement, dès qu’on l’a adopté, il est quasiment impossible de revenir sur ses pas.
Contrairement à ce que l’on pense souvent, le vouvoiement n’élève pas forcément une barrière. Par contre, le tutoiement les abat toutes, délibérément et sans critères, il génère même souvent le « tout permis ». Combien j’aime le « Lei » italien, cette troisième personne fluctuante qui, sans aucune adjonction et seulement grâce à l’intonation, permet d’exprimer non seulement le respect intrinsèque que l’on doit avant tout à un inconnu ou un net sentiment d’admiration, de reconnaître la distance réelle qui existe entre deux personnes, mais aussi d'introduire une note d'ironie au sein de la fausse obséquiosité ! Une véritable panoplie, terriblement explicite. La langue française est vraiment pauvre à ce sujet, cumulant même dans un seul pronom la forme de politesse et le pluriel. Et ne parlons pas de l’anglais qui met tout le monde au même niveau, plus « vous » que « tu » chez les Anglais et anglophiles, plus « tu » que « vous » chez les Américains et américanophiles, instaurant, dans ce dernier cas, une familiarité apparente qui, cependant, vient surtout empiéter sur votre quant-à-soi et s’autorise à marcher sur vos plates-bandes. On n’a jamais fait faire autant d’heures supplémentaires gratuites, on n’a jamais autant demandé aux gens de décliner toute la partie privée de leur vie, voire même son intimité, que depuis que tout le monde, ou presque, se tutoie sans préambules. Les exemples abondent. Comment se fait-il qu'on ne se rende pas compte que ce type de tutoiement bilatéral est souvent à sens unique, parfois même phagocytaire, impliquant presque toujours la soumission d’un des deux interlocuteurs ?
La tendance n’est pas récente, elle a simplement fait tache d’huile. J’ai encore le souvenir précis de l’ambiance qui régnait dans la grosse boîte américaine où j’ai travaillé pendant quelques mois il y a bien des années, juste après mon retour d’Angleterre. L’anglais qu’on y parlait n’était décidément pas le même que celui que j’avais appris, et ce n’était pas uniquement une question d’expressions ou de vocabulaire. En Angleterre, il me semblait que tout le monde se vouvoyait, là j’avais la sensation que tout le monde me tutoyait ! Je m’y suis tout de suite sentie très mal à l’aise et, à l’époque où changer d’emploi n'était pas un problème, j’ai vite pris la poudre d’escampette. Non mais ! On n’avait pas gardé les vaches ensemble ! (Tiens, je me demande tout à coup ce qu’est devenue la jeune femme avec qui je les ai parfois gardées, un certain été. Une belle expérience !)
Mais on ne revient pas en arrière, je me suis plus ou moins fait une raison de cette évolution. Et pourtant, que de qualités dans le vouvoiement, entre retenue et courtoisie! C’est une prise de contact qui vous donne du temps, tout le temps nécessaire pour décider du type de relation que vous désirez instaurer avec quelqu’un, créer des liens ou maintenir tranquillement des distances, sans être obligés, ensuite, de trouver des excuses ou de mettre les points sur les i pour vous libérer. Et cela, ce n’est pas rien; choisir, c'est un des plaisirs de la vie. Tout à coup je repense au Petit Prince de Saint-Exupéry. Ce petit livre-là, tout le monde l'a lu. En combien de langues ne l'a-t-on pas traduit ! Aujourd'hui, cependant, c'est comme si personne n'y avait rien compris. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai autant apprécié la façon que Tristano choisit pour tirer sa révérence.
(Cliquer sur la Photo pour l'agrandir. La légende dont elle est accompagnée, « L'entrata si fa sempre dare del Lei », signifie que le premier abord, - de cette crête en l'occurence -, prétend toujours un vouvoiement respectueux.
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