« Les premiers hippys arrivèrent en 1969, peu après le concert de Woodstock. Ils voyageaient en autostop ou dans de vieux bus Volkswagen avec leurs rideaux sur les côtés. Il portaient des sandales de cuir et un ruban autour de le tête. Les autocollants de leurs tableaux de bord disaient : « Faites l’amour, pas la guerre ». C’était celle du Vietnam. A cette époque, à El Bolsòn – un petit centre de
Une étoile au front
Quand elle jouait encore au hippy, Silvia De Toro, connue sous le nom d’« Estrellina » à cause du tatouage en forme d’étoile qu’elle a sur le front, avait seulement 14 ans et vivait encore à Buenos-Aires. Sa mère provenait d’une famille de militaires, alors qu’elle était militante anarchiste. A 18 ans, elle décida d’aller vivre à la campagne, à une quarantaine de kilomètres de Buenos-Aires. Silvia fréquentait
Comme Aureliano Buendia face au peloton d’exécution, Sivia s’était souvenu de cette expérience bien des années plus tard, quand elle avait décidé de se transférer à El Bolsòn. « La vie à Casasco, un quartier dans la périphérie de Buenos-Aires », raconte-t-elle, « était devenu impossible. J’avais deux enfants en bas âge. A l’école du plus grand la drogue circulait, certains de ses copains avaient des révolvers. Nous avons décidé de venir ici parce que c’est un endroit tranquille, mais également parce qu’il y a la foire de l’artisanat où nous pouvons vendre nos bracelets et nous en sortir à bon compte ». Silvia, ses deux enfants et Daniel, son compagnon chilien, arrivèrent en Patagonie en 1993. « Estrellina » n'hésite pas un instant. Elle pose ses valises, choisit un terrain libre, loin du centre habité, et elle l’occupe avec une autre famille. Ensuite elle trace un périmètre avec un bâton, élève une barrière et dit : « C’est ici que nous vivrons « . Loin de la foule, du vacarme et de la pollution de Buenos-Aires, les deux familles commencent à construire une maison. A El Bolsòn c’est normal, personne n’intervient. « Les hommes politiques étaient un peu distraits », rit-elle.
Douze ans plus tard, la maison n’est toujours pas terminée. « C’est vrai, je n’ai aucun titre ou papier qui disent que je peux rester ici, mais je voudrais bien voir si on ose me chasser. Le plus grand de mes fils a 27 ans, il vit à Buenos-Aires, il est poète. Il dit qu’il veut revenir à El Bolsòn avec sa fiancée. Nous construirons une pièce de plus pour lui ». La chose fondamentale, c’est le poêle, un poêle russe, de ceux qu’on trouve dans les datchas. « Ça s’est passé comme ça : un jour, un type de Trelew vient nous parler d’énergie alternative. Il nous explique qu’un poêle en céramique permet d’économiser du bois ». L’homme est convaincant, le poêle russe pourrait être un très bon investissement. Mais il coûte une fortune, l'argent ne suffit pas. Le seul moyen pour l'acheter, c’est de faire une collecte. Silvia et Daniel, avec cinq autres familles, recueillent l’argent pour acheter les pièces d’un premier poêle. Aucun problème, l’homme de Trelew leur a enseigné comment le monter. Dès qu’il est prêt, le poêle va à la famille qui en a le plus besoin. Au bout de quelques temps, il y a assez d’argent pour acheter un second poêle. Puis un troisième, le quatrième et le dernier. « Ce poêle fonctionne à merveille, nous pouvons dire que c’est notre unique trésor », dit Silvia, heureuse.
Pendant qu’elle parle, les gens s’arrêtent devant son étal et lui demandent le prix des bracelets faits avec des fils tressés sur lesquels, comme par magie, le prénom désiré apparaît. Ils coûtent deux pesos, cinquante centimes d’euro. Daniel a des doigts qui volent, il réussit à faire un bracelet en deux minutes. Le problème, c’est de les vendre. Pendant la saison d’hiver, à El Bolsòn qui compte quinze mille habitants, il ne passe pas le moindre touriste. « Les bracelets sont notre seule source de gain », dit Silvia, « en ce qui concerne la nourriture, nous avons un potager et une petite serre pour l’hiver ». D’ailleurs, à El Bolsòn on s’arrange encore avec le troc. C’est une chose normale. Durant les années de la crise, de 2000 à 2002, un quart des familles a réussi à vivre grâce aux échanges.
Au temps de Vileda
Durant les années de la dictature de Vileda, raconte Silvia, les jeunes qui n’avaient pas assez d’argent pour s’envoler à Ibiza ou en Californie se réfugiaient à El Bolsòn : « Moi, je me serais bien sauvée, mais j’étais mineure ». En 1979, quand elle était déjà séparée de mon mari, elle a été enlevée par les sbires de la dictature et portée dans un camp de détention et de tortures, le Centre d’opérations tactiques Martinez, avenida del Libertador 14237. « Ils m’ont prise dans un bar de Martinez, un barrio dans la zone nord de Buenos-Aires. J’étais en compagnie de deux amis qui avaient des cheveux longs. On n’était pas en train de fumer des joints, on ne faisait rien. Heureusement, ma mère connaissait un bon avocat, le frère du maire de San Isidoro, une famille influente. Elle a réussi à me faire sortir au bout de deux semaines ». Deux semaines, ça semble court, mais si, pendant ce temps-là, on te fait goûter à ce que signifie le passage du courant électrique à travers ton corps, c’est une éternité. Quelques années plus tard, en 1985, au temps de la démocratie, Silvia connaît encore une fois la prison, quatre mois pour usage de drogue et résistance à la force publique. L’occupation des appartements n’est pas une activité particulièrement bien tolérée par la police.
Aujourd’hui, les problèmes de Silvia sont d’un autre ordre : une maladie du sang, comment arriver à la fin de l’hiver qui réduit ses moyens économiques, le risque qu’El Bolsòn soit ravagé. « Dans le temps, les gens qui venaient ici étaient ceux qui étaient contraints à vivre avec très peu. Aujourd’hui, c’est plein de gens riches qui ont fuit Buenos-Aires et Cordoba par peur des enlèvements. Ils se prennent pour les patrons du pays, ils tournent avec leur Jeep 4 x 4, ils ne respectent pas la nature, ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est cet endroit. » Comme si cela ne suffisait pas, un certain Lewis a jeté son dévolu sur El Bolsòn, un des associés de Sylvester Stallone dans la chaîne des Hard Rock Café. Il se présente chez les paysans, un gros paquet de dollars à la main, et il achète tous les terrains qu’il trouve. Il a fait cadeau d’une ambulance à la communauté et il paraît qu’il est déjà en affaires avec le maire. « Le plus gros problème, c’est l’absence de l’Etat », dit Silvia. Plutôt bizarre dans la bouche d’une anarchiste. Le fait est que les administrateurs locaux se moquent des problèmes des gens : « Il y a des bandes liées à celui-ci ou à celui-là, qui, de temps en temps, se tirent dessus. »
A El Bolsòn, il n’y a aucun hôpital équipé : « Pour faire un scanner à l’épaule », raconte Silvia, « j’ai du aller à Cipolletti, à six cents kilomètres d’ici. Bien sûr, on peut le faire à Bariloche, mais ce n’est pas conventionné ». Les écoles sont insuffisantes : « Ça semblera incroyable, mais le seul institut supérieur, c’est l’école de musique », conclut-elle. Si à El Bolsòn tous les jeunes jouent de la guitare ou de la batterie, ce n’est pas dû au passé hippy de la communauté. »
Riccardo De Gennaro, « Estrellina e la stufa russa », publié sur Il Manifesto
Traduction de l’italien par ImpasseSud.
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