Pier Paolo Pasolini a été assassiné dans la nuit du 1er au
« Moi, je crois que le véritable fascisme, c’est ce que les sociologues ont appelé, de façon trop débonnaire, « la société de consommation ». Une définition à l’air inoffensif, purement indicative. Et bien non ! Si on observe la réalité avec attention, mais surtout si on est capable de lire à l’intérieur des objets, des paysages, dans l’urbanisme, et, surtout, à l’intérieur de l’homme, on voit que les résultats de cette société de consommation sans soucis, sont les résultats d’une dictature, d’un véritable fascisme. Dans le film de Naldini, nous avons vu des jeunes encadrés et en uniformes… Avec une différence cependant : à l’époque, à l’instant même où ils ôtaient leurs uniformes, ces jeunes-là reprenaient la route vers leurs villages et leurs champs, redevenaient les Italiens de cent, de cinquante ans en arrière, comme avant le Fascisme.
Dans la réalité, le Fascisme en avait fait des clowns, des serfs, peut-être même en partie convaincus, mais il ne les avait pas touchés sérieusement, au fond de l’âme, dans leur façon d’être. Ce nouveau fascisme, cette société de consommation, a au contraire transformé les jeunes, elle les a touchés au plus profond d’eux-mêmes, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres habitudes culturelles. Il ne s’agit plus, comme du temps de Mussolini, d’un enrôlement superficiel, scénographique, mais d’un enrôlement réel qui leur a volé leur âme, l'a changée. Ce qui signifie, en définitive, que cette « civilisation de la consommation » est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot fascisme signifie arrogance du pouvoir, c’est bien un fascisme que la « société de consommation » a réalisé. »
Combien il avait raison ! Car après en avoir joui en pleine euphorie et en pleine inconscience, voilà que cette « société de consommation » se retourne contre nous et montre toute la tyrannie de son véritable visage. A travers les méfaits de la globalisation du côté de l’emploi, mais aussi par le biais d’une Union Européenne peu à peu dépouillée de ses grands idéaux, scindée en deux, avec un pouvoir exécutif désormais au service de l’argent, et un pouvoir législatif de plus en confiné dans le rôle de garde-chiourme au service du premier. En plus, l’approbation ou le refus d’une « directive » au Parlement européen n’est pas forcément le produit d’une volonté majoritaire réfléchie, mais bien souvent celui du poids d’une sphère d’influence économique… combinée, hélas, au désintérêt, voire à l’absence des députés au moment du vote.
Pour ne prendre que quelques exemples, après la disparition forcée des brasseries françaises de l’œuf mayonnaise cher à Benoît Duteurtre, c’est de grande justesse qu’on a empêché la corruption du vin rosé et de mettre de la colle dans le steak européen. Et après avoir définitivement élargi le maillage minimal des filets de pêches en Méditerranée qui, pour une simple question d'eaux territoriales n'arrêtera pas le vandalisme sauvage, mais ôte une partie leur gagne-pain aux petits pêcheurs et la friture locale (paranza) des assiettes des habitants de ses rives, voilà que le Parlement européen s’en prend au Nutella parce qu’il rendrait les gens obèses. A la tonne, sans aucun doute !
« Je me demande pourquoi nous vivons sur un continent où les gens se rendent toujours plus malades à cause de la nourriture, » écrit Carlo Petrini, fondateur de Slow Food et Terra Madre, sur La Repubblica, « et où il est nécessaire de promulguer des lois pour faire comprendre aux citoyens ce qu’il doivent manger. Nous en sommes arrivés au point où il faut une loi pour nous dire que si nous mangeons quatre kilos de jambon cru notre organisme s’en ressent, que si je me goinfre de fromage, les graisses bouchent mes artères, que si je bois trois bouteilles des vin, je risque de m’évanouir. La vérité, c’est qu’on ne sait plus ce qu’est la nourriture : d’élément sacré et indispensable à la vie, on l'a transformé en objet mystérieux. Lois, luttes des lobbies, produits traditionnels DOP ballotés dans cette confusion de codes, diktat et dérogations. On investit dans le marketing et on paie les gens pour inonder de courriels les parlementaires européens, mais il n'y a jamais personne pour dénoncer l’urgence de revenir à une éducation alimentaire saine, normale, de bon sens.
A propos de la nourriture, ce dont nous avons besoin, c’est de personnes informés, non pas seulement sur les valeurs nutritionnelles, mais sur la valeur de la nourriture, non pas de lois, d’étiquettes cryptiques ou de feux rouges. Nous de Slow Food, je dois l’avouer, entre les deux hypothèses [feu rouge ou profil nutritionnel sur l’étiquette pour le Nutella, NdT], à rigueur de logique, nous étions pour le feu rouge. Mais le feu rouge, c’est une autre façon réductrice de voir la réalité, une explication fractionnaire de ce qu’il faut faire et ne pas faire, qui nous amène à perdre la notion du tout, la capacité de lire la réalité même à travers les interconnexions cachées qui lient tout ce qui nous entoure. En un mot : feu vert nutritionnel sur le steak de soja (OGM ?), cela signifie-t-il que je peux en manger cinq kilos sans être malade ? Non, la modération n’est pas une option, c’est seulement une façon antique et reconnue pour aller mieux, mais ce n’est certainement ce que nous enseigne la « société de consommation ».
Alors, directives dictées par des excès de stocks ? Veut-on réellement s’occuper du dépeuplement des mers ? La concurrence en avait-elle assez du succès de Nutella, une affaire anormalement saine dans le monde d'aujourd'hui et qui ne délocalise pas ? A-t-on réellement l’intention de s’attaquer aux causes de la recrudescence de l’obésité ?
On peut faire mille et une suppositions, mais, au-delà des "emballages clinquants" qui fluctuent des pures évidences aux idées les plus saugrenues, dès qu’on creuse un peu la question, on se rend compte qu'en pleine crise économique, plutôt que d'aller au fond des problèmes, la priorité, c’est encore et toujours de maintenir et conserver le contrôle de la « société de consommation » et la main mise sur les consommateurs, dans un système désormais bien huilé. On sauvegarde les apparences de la démocratie à travers un parlement, mais d'un côté celui-ci ligote toujours plus étroitement le simple citoyen entre normes, interdits, et obligations, tandis que de l'autre et à travers un étiquetage toujours plus sophistiqué mais surtout toujours plus nébuleux, il prend soin de décharger de leurs responsabilités tous les requins de l’économie qui eux, agissent hors des frontières et en dehors des lois. L’affaire Nutella se soldera sans doute par un « profil nutritionnel » sur l’étiquette, et probablement un interdit de publicité. Y a-t-il là la moindre espèce de justice ? Et l'obésité ?
Un mécanisme sournoisement retors qui plutôt que de gouverner avec sagesse les citoyens de l'UE comme on voudrait nous le faire croire, plutôt que de les protéger et d'améliorer leur bien-être, fait de nous des prisonniers. Des prisonniers mal nourris qui plus est, trompés sur le plaisir-refuge de la bonne table. Ici, Entre mer et Maquis, les produits, les saveurs sincères d'autrefois, faits de soleil méditerranéen et de mer cristalline ont presque disparu. Moi, dans cette UE que j'ai aimée et défendue, j'étouffe de plus en plus. Cependant, je suis encore convaincue que tout est entre les mains des citoyens, surtout dans une économie de marché où seule la masse, justement, peut renverser le chantage fasciste dont Pasolini avait eu l'intuition.
En conclusion, j'ajouterai que si les Commissions parlementaires européennes ne perdaient plus leur temps à s’occuper de choses qu'un peu de bon sens permettrait de corriger, si les citoyens se décidaient à se rebeller contre le fascisme de la « société de consommation » à travers des achats plus judicieux, peut-être que les premières auraient/prendraient le temps de hausser le tir, c'est-à-dire de s’occuper de ce que nous attendons effectivement d’elles : comme de mettre le holà à la dérive douteuse de la démocratie, avec ses corruptions et magouilles de toutes sortes, ses malversations financières qui ruinent les Etats et précipitent les classes moyennes vers le bas de l’échelle ; l'arrogance des multinationales, les délocalisations sauvages, l'effritement de l'état social, la dépénalisation des faux en bilan, les laxismes dont on use envers les grands criminels et les excès de cruauté envers les plus démunis ; la généralisation de la désinformation au service du marché et de la criminalité, le muselèment des médias intègres ; etc. Sans oublier d'aller se pencher, s'il leur restait quelques minutes, sur l'anormalité du fait qu'à L'Aquila, à 15 mois du séisme et après que l'UE ait versé 497 millions d'Euros à l'Italie pour la reconstruction, 30.000 personnes soient encore coincées dans un no man's land sans logement et carrément abandonnées à leur sort suite au désintéret du gouvernement couvert par le silence imposé aux médias. Des "petites" choses sans grande importance, somme toute...
(Tous les textes en italique sont traduits de l'italien par ImpasseSud)
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