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Inde : Khetaram, le facteur du désert

1902C'est le plus beau récit que j'ai lu cette semaine, sur Le Courrier International, et je le recopie tel quel, pour en conserver le souvenir. Et puis, l'histoire d'un service postal qui fonctionne en 2004, on ne lit pas cela tous les jours.


"Il a tant porté de sacs de courrier que son épaule gauche en est déformée. Depuis quinze ans, Khetaram brave le désert le plus rude de l’Inde, le Thar, pour atteindre les dhaani, ces hameaux isolés à deux pas de la frontière indo-pakistanaise. Seul facteur de la poste de Somrad, il fait le lien entre les 1 100 personnes rattachées au bureau de poste de ce village du Rajasthan et leurs familles vivant au loin.

A 120 km du terminus de la voie ferrée, à 50 km du dernier téléphone et à 10 km de l’endroit où la route Barmer-Chohtan se perd dans un sable si mou que même les vélos s’y enfoncent, les dunes portent les traces des pas de cet homme de 55 ans. Au prix d’un effort physique considérable, le courrier sera distribué à la frontière moins de vingt-quatre heures après avoir été expédié de Jodhpur, à 330 km de là.

La profondeur des empreintes de Khetaram trahit souvent le poids de son fardeau. D’après le règlement, son sac ne peut dépasser les 28 kg. Mais l’été, lorsque le sable crépite sous ses sandales, la traversée devient exténuante. “C’est épuisant. Même si je n’ai qu’une seule lettre, je dois faire 20 km pour la remettre à son destinataire”, explique-t-il. Khetaram travaille même quand tout son corps lui dit qu’il fait plus de 50 °C (la température est souvent officiellement plafonnée à 49,9 °C afin que la journée ne soit pas décrétée fériée, comme le prévoit la loi). Les grandes chaleurs l’obligent parfois à attendre le coucher du soleil pour entamer sa tournée. Son turban et son uniforme kaki* sont sa seule protection contre la violence du désert, les vents d’été brûlants et les tempêtes qui le transforment en véritable homme des sables. “Je ne peux pas me laver, l’eau est trop précieuse pour ça. Tout ce que je peux faire, c’est essuyer le sable qui me recouvre le corps. Tous les soirs, il y a une petite dune à mes pieds”, raconte-t-il.

Dans son livre Story of the Indian Post Office [Histoire de la poste indienne], Mulk Raj Anand évoque l’importance sociale des mandats postaux : Il n’y a pas d’autre pays où les pauvres dépendent autant de la poste pour des petites quantités d’argent. La majorité des Indiens ont une confiance absolue dans les services postaux.” Il y a quelques années, on avait envisagé de supprimer les gramin dak sewak (ainsi qu’on nomme les facteurs tels que Khetaram) pour donner leur travail aux patwari (secrétaires des villages). Ce projet a été aussitôt rejeté. “Nous savions qu’ils voleraient l’argent”, explique Budh Sing, un ancien d’un village de la région.

Khetaram est partout le bienvenu. A la différence des autres hommes de sa communauté, il peut franchir toutes les portes, lire des lettres et y répondre de sa main légèrement tremblante. Même quand les femmes sont seules chez elles – alors qu’il est interdit aux femmes rajput de sortir, ne serait-ce que pour chercher de l’eau.

Les traces de pas de Khetaram effacent aussi d’autres frontières. Chaque jour, il parcourt le désert de Basia ka Tala à Nag Singh ki Dhaani, des hameaux séparés par quelques kilomètres et par d’infranchissables barrières de castes. Mais toutes les différences s’évanouissent, pour le facteur, lorsque Hira Devi, un dalit, ou Jo Bano, un Rajput, lui offrent quelques gorgées de leurs maigres provisions d’eau. “Les gens sont gentils avec moi, commente le facteur. Les BSF [Forces de sécurité des frontières] me font toujours faire un bout de chemin. Depuis qu’ils ont établi une base ici, l’année dernière, ils m’invitent toujours à prendre un thé lorsque je leur remets du courrier.” Bien souvent, tout ce que les habitants des villages peuvent lui offrir lorsqu’il apporte la nouvelle d’une naissance ou d’un mariage est un simple morceau de sucre.

Khetaram connaît tous les secrets. “Cet homme s’appelle Ber Singh”, dit-il en montrant un vieillard décharné étendu sur un lit de corde près de la boîte aux lettres. Il y a cinq ans, les trois fils de Ber Singh sont partis travailler comme cultivateurs au Gujarat. En quelques mois leurs mandats sont passés de 200 roupies à 50, et n’arrivaient plus qu’au compte-gouttes. Puis les envois ont cessé du tout au tout. “J’ai vu l’espoir mourir dans ses yeux, raconte Khetaram. Mais comment donner du pain lorsqu’on n’a pas de blé soi-même ?”

Mais il y a bien pire pour le facteur que de voir la vie s’éteindre dans les yeux des vieilles gens et des laissés-pour-compte, c’est de trouver dans son sac une enveloppe dont le coin droit est déchiré. Cela signifie que la lettre apporte la nouvelle d’un décès. “Ces lettres ne peuvent pas être amenées dans une maison”, explique-t-il. Alors Khetaram reste à l’extérieur, lit la missive à haute voix – deux fois – et la déchire en morceaux. “Les mauvaises nouvelles doivent être détruites”, marmonne-t-il avec philosophie.

Notre homme affirme qu’après quinze ans passés à transporter des mots dans ces régions désolées, son dos a forci : “Heureusement, un gramin dak sewak peut continuer à travailler après 60 ans.” Il attend l’arrivée du téléphone, dont les lignes ne sont plus qu’à 50 km à peine, parce qu’il pourra alors devenir gramin sanchar sewak. Son travail consistera alors à aller de foyer en foyer avec le courrier et un téléphone portable. “Je suis prêt”, déclare-t-il avant de s’éloigner à grands pas, son sac sur l’épaule, pour que le courrier arrive à Panna Devi avant le coucher du soleil."

 

(* Depuis le 1er octobre 2004, les uniformes des facteurs indiens sont bleus! Mais les uniformes kakis seront encore fournis jusqu'à épuisment.)

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Ecrit par ImpasseSud, le Lundi 10 Janvier 2005, 14:38 dans la rubrique "Récits".