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Italie : Bienvenue en Europe !

Fabrizio Gatti à LampedusaCes jours-ci on parle beaucoup des assauts aux « murs » de Ceuta et Melilla, ces deux enclaves espagnoles au nord du Maroc, et des corps déchirés sur les barbelés. Pendant ce temps-là, on ne parle plus des centaines et des centaines d'immigrés qui continuent à arriver à Lampedusa, cette île italienne au large de la Tunisie, passant ensuite par le fameux Centre de Permanence temporaire (CPT) de l'île, où personne n'a le droit d'entrer, que personne ne peut jamais inspecter. Fabrizio Gatti,  journaliste de L’Espresso, y est cependant arrivé, en immigré, par la mer, et il a vécu comme un immigré et avec les immigrés du 23 au 30 septembre dernier dans ce centre où règnent des conditions inhumaines. Au bout d'une semaine,  il a été libéré avec un avis d’expulsion... valable cinq jours plus tard, c'est-à-dire lui donnant largement le temps de devenir un « sans-papiers », et bien que la fausse identité qu'il avait adoptée ait laissé apparaître des précédents pénaux. Face à un exemple de cruauté étatique, associative et individuelle, faut-il en plus se demander si, sous des aspects d'intransigeance envers l'immigration, on n'est pas en train, au contraire, d'encourager l'entrée des clandestins pour avoir à disposition une main-d'oeuvre craintive, docile et économique ? Voici le récit de son aventure.

 

« Un nom inventé et un plongeon dans la mer. On n’a besoin de rien d’autre pour être enfermé dans le centre pour immigrés de Lampedusa. Il suffit de se faire passer pour un clandestin et en un rien de temps, on se retrouve dans la cage où chaque année des milliers de personnes finissent leur voyage et où aucun observateur ou journaliste ne peut entrer. Le moyen le plus facile de s’infiltrer dans la Cayenne de l’Union Européenne prévoit un saut en bas des rochers et un certain temps dans l’eau. On n’a pas d’autre choix si on ne veut pas partir de la Libye et risquer de couler avec les barques surchargées. C’est ainsi que j’ai choisi un nom étranger et emprunté le stratagème de Papillon, ce film mythique de 1973. Pour s’évader de Cayenne, la vraie, Steve McQueen se jette à la mer depuis les rochers et se confie aux ondes de l’Océan, accroché à un radeau de fortune. La différence, c’est qu’ici il ne s’agit pas de s’échapper mais de se faire prendre. Et c’est ce qui m’est arrivé. Repêché par un automobiliste, capturé par les carabiniers sur le lit des urgences et libéré une semaine plus tard, le soir du vendredi 30 septembre. Libre, avec la possibilité d’aller travailler comme sans-papiers dans n’importe quelle ville d’Europe, malgré des précédents pénaux et une condamnation en 2004. C’est ainsi que commence et finit le journal de huit jours d’un prisonnier dans l’enfer de Lampedusa. Le prix à payer pour assister en première file à humiliations, abus, violences et tout ce que l’Italie a toujours caché aux inspections du Parlement européen et des Nations Unies. Mais, c’est également l’occasion de vivre la solitude sans nom des hommes, femmes et enfants qui, dans le but d’améliorer leur propre vie, ont eu contre eux le désert, les trafiquants, les tempêtes et, maintenant qu’ils ont débarqué, ont contre eux la loi qu’ils devraient respecter.

 

Vendredi 23 septembre

Ce soir, la respiration de la Méditerranée est lente. Sous un ciel sans lune, on ne voit pas l’eau. On entend seulement le son, deux ou trois mètres plus bas aux pieds de la falaise. Avant de sauter, il faut se synchroniser avec le rythme de la mer. Entrer dans l’eau quand la vague est la plus haute, profiter du ressac et s’éloigner tout de suite des rochers. Un, deux, à trois le froid enveloppe déjà le corps. Désormais, je suis Bilal Ibrahim el Habib, né le 9 septembre 1970 à Assalah, village imaginaire du Kurdistan iraquien dans la région de Aqrah. Sur les rochers, il ne reste aucune trace, chaussures et chaussettes ont coulé avec quatre pierres. Et même le rotweiler errant qui avait décidé de me suivre et de passer la soirée en ma compagnie, est en train de s’en aller, un peu perplexe. Bilal n’a pas grand-chose avec lui. Sur lui, l porte un pantalon de toile noire, un boxer, un t-shirt en coton, un sweet-shirt bleu, un gros pull et un gilet de sauvetage avec une inscription en arabe. Sur sa poitrine, Bilal sert un sac de sport. A l’intérieur il y a trois petites boîtes de sardines « Product of Morocco », trois petits pains désormais en bouillie, une bouteille d’eau et une vieille paire de tongs. Mais ce sac, gonflé d’air, l’aide surtout à flotter. C’est la soirée idéale pour se jeter à la mer sans être vu. Dans le ciel rebondissent les lumières et les sons de ‘O ‘ Scia’, le festival de Claudio Baglioni. Presque tous les touristes, les habitants et les patrouilles de la police et des carabiniers sont au spectacle. Et Bilal peut nager en toute tranquillité jusqu’à un promontoire sur lequel brillent les fenêtres d’une villa. Il y a un va-et-vient de jeunes, de voitures et de scooters. Quatre heures et demie s’écoulent avant que quelqu’un s’aperçoive qu’il y a un homme dans la mer.

 

Les gens de Lampedusa et les infirmières des urgences lui ont fait cadeau de toute leur générosité. Mais à présent Bilal se trouve dans une voiture des carabiniers. Les phares illuminent une route sans issue à côté de l’aéroport. Puis, sur la droite, une grille décorée avec du fil de fer barbelé. C’est un carabinier en tenue d’intervention amphibie et révolver au fourreau qui vient ouvrir. Il est plus ou moins deux heures et demie du matin. Même si, aux yeux de la loi Bilal est toujours un citoyen libre, il ne peut plus sortir d’ici: 

« C’est les urgences qui nous l’ont remis », dit à son collègue le militaire qui vient de descendre de voiture.

On accompagne Bilal, la tête basse, jusqu’à une petite cour où attendent d’autres carabiniers et un jeune qui porte l’uniforme de la Misericordia, l’association qui a obtenu la gestion du centre de Lampedusa. Le garçon offre un verre d’eau et quatre confections de croissants. Puis il sort d’un sac un t-shirt en coton et une tenue de jogging :

« Mets-toi ça, tu auras plus chaud », dit-il.
« Comment tu t’appelles ? Tu viens d’où ? » veut savoir le carabinier.

« I don’t understand » (je ne comprends pas) murmure Bilal. On lui repose la même question dans un anglais macaronique.

« Kurdistan ? Mais s’il est plus blanc que moi, comme peut-il être Kurde ? » demande un carabinier très bronzé.

Bilal continue à fixer ses tongs usées et écoute les voix.

« Un Kurde qui parle anglais ? Peut-être bien. Et si c’était un journaliste de la CNN qui s’est infiltré ici dedans ? »

« Oui, ou peut-être un journaliste italien ? »

« Tu plaisantes ! Ces trucs-là, c'est pas le genre des journalistes italiens », répond la même voix.

Le danger s’éloigne.

« Bilal, you must tell ze verity », hurle un carabinier (Tu dois dire ze vérity). « Ze verity, understand ? Sinon, boum boum », et il mime des gifles.

Verity ? En anglais vérité se dit truth. Il s’agit d’une erreur ou d’un piège ? Le gars de la Misericodia l’appelle :

« Bilal, viens ici ». Il traîne un petit matelas en caoutchouc mousse qu’il a pris d’une pile de matelas. Il l’installe dans le corridor, entre une file de chiottes propres et la porte d’un autre cabinet très sale. Puis il le recouvre avec un drap en papier.

« Cette nuit, il va dormir ici », dit le gars aux carabiniers.

Un autre immigré est en train de ronfler, enroulé dans une couverture comme une momie. Par une porte entr’ouverte, on peut entrevoir les silhouettes de dizaines de femmes étendues sur le sol et un enfant.  Quand Bilal revient du cabinet où un carabinier l’a suivi sans le laisser un seul instant, sa place est occupée. Plus de 200 mouches ont pensé que ce drap blanc fraîchement sorti d’une papeterie était pour elles. Mais il s’agit de mouches bien élevées, elles se lèvent quand Bilal arrive et ne se reposent sur lui qu’après qu’il se soit couché. La tentative de les chasser est une bataille perdue. Du sol s’élève une très forte odeur d’urine. On n’éteint jamais la lumière du plafond. Les carabiniers rient et parlent pendant toute la nuit. Il est difficile de s’endormir. Et puis, il y a le problème de la couleur de la peau. Il faut s’inventer une explication plausible avant demain matin. Celle-ci pourrait peut-être faire l’affaire : Bilal est aussi pâle parce que si son père est Kurde, sa mère est Bosniaque.

 

Samedi 24 septembre

L’aube est annoncée par une rumeur assourdissante. Dans le demi-sommeil cela ressemble au bruit d’un aspirateur. Non, peut-être une cireuse. Mais non, c’est trop fort. La puanteur résout le mystère. Mais si, il s’agit d’exhalations de JP, le carburant des avions. Voilà ce que c’est : l’aéroport d’à côté. Quand les Airbus font leurs manœuvres, ils tirent le jet des moteurs juste dans les fenêtres de l’endroit où les immigrés dorment. Il fait encore nuit, mais désormais tout le monde est réveillé. De la salle des femmes sortent des filles érythréennes et éthiopiennes. D’autres apparaissent à une seconde porte. Il y a aussi une femme avec le gros ventre d’une grossesse. Les comptes sont vite faits : entre les teenagers et les adultes elles sont environ une cinquantaine. Plus Bilal et l’autre homme qui dort dans le corridor, pour tout ce monde-là, il y a un seul cabinet, quatre douches et quelques lavabos. Les carabiniers ne veulent pas qu’on utilise leur WC à la turque, les seuls qui sentent l’eau de javel. Pour éviter les questions et les ennuis, Bilal fait semblant de dormir. Mais il observe et il écoute. Des carabiniers et quelques policiers tournent autour de lui. Ils se demandent s’il est vraiment Kurde. Les filles africaines passent leur temps à nouer leurs petites tresses. L’une d’elle, qui n’a pas plus de vingt ans, a tous les ongles à moitié vernis. Le partie supérieure est embellie par un léger voile perlé, la partie inférieure a poussé sans soins. Son voyage a peut-être commencé là où finit le vernis. Dehors, dans la petite cour, pendent les chaussures, les pantalons et les maillots des dernières arrivées. 161 immigrés ont débarqué hier soir, puis 137 autres, et puis Bilal. Il y a un livre du Coran qui séche au soleil.

« Bilal » hurle-t-on d’une voix forte. « Toi », dit un policier, et, de la main, il fait signe qu’il faut le suivre.

 

Le bureau d’identification de la police est une grande pièce avec quatre bureaux. On fait asseoir Bilal au fond à droite. En face de lui, deux policiers en civil, un ordinateur et un jeune au faciès berbère. C’est l’interprète :

« Tu parles arabe ? », demande-t-il en arabe.

« Oui ».

« D’où viens-tu ? »

« Kurdistan. Mais je voudrais continuer en anglais parce l’arabe n’est pas ma langue. Les Arabes ont occupé ma terre. » répond Bilal.

Choisir sa langue, c’est le premier des droits de la liste des « droits des immigrés » écrits sur le papier à en-tête de la Préfecture d’Agrigente affiché dans le corridor. Une fille vient se joindre à l’interrogatoire. On s’adresse à elle avec son titre, « Doctoresse ». Elle porte un t-shirt léopard style armée américaine. Elle veut tout savoir. Bilal raconte qu’il veut aller en Allemagne, qu’on l’a enfermé dans un conteneur en Turquie, chargé sur cargo et mis sur un barque à moteur à quelques milles de la côte italienne. Puis la barque s’est brisée, elle a coulé et Bilal s'est sauvé à la nage. Ils veulent savoir ce qui est écrit en arabe sur le gilet de sauvetage.

« C’est écrit : Le Bonheur 3. C’est sans doute le nom d’un bateau », explique l’interprète d’arabe.

« Toi, tu sais ce qui est écrit ? » demande la doctoresse, toujours en anglais.

« Oui, as Soror, le bonheur : nous sommes tous venus en Europe pour la chercher ».

Bilal doit répéter trois fois de suite l’histoire de son voyage. On essaie de le prendre en défaut. On lui pose des questions pièges :

« Vu que tu es Kurde, tu parles urdu ».

« Non, l’urdu est une langue du Pakistan. ». Puis ils se fâchent :

« Toi, tu ne viens pas de la Turquie, tu viens de la Libye. Cette inscription  en arabe en est la preuve. Nous, maintenant, on va te renvoyer chez Kadhafi » promet la doctoresse.

« Tu nous le laisses un instant pour qu’on l’emmène dans la salle des tortures ? », lui demande un policier robuste qui vient juste de se joindre au groupe. Mais c’est seulement une façon de découvrir si Bilal parle italien et pour lui faire peur. L’interrogatoire reprend tout de suite un ton plus humain. La doctoresse prend le téléphone et proteste auprès du poste des Carabiniers parce ceux qui ont prélevé Bilal aux urgences n’ont dressé aucun procès-verbal et que personne ne sait où on l’a pêché ni qui l’a amené au centre.

« Bon, tu diras à ton maréchal que c’est un couillon », conclut la doctoresse.

Après l’interrogatoire, il faut laisser ses empreintes digitales. On appuie les doigts et les paumes des mains sur la vitre rouge d’un scanner et on est automatiquement fiché. Dehors, 21 teenagers attendent leur tour. Ils ont entre 15 et 20 ans. Vus tous ensemble, ils ressemblent à une classe de lycéens en excursion. Ils viennent tous de Kairouan, en Tunisie, ils sont tous voisins et sont partis sur la même barque. Bilal n’a pas le temps de s’asseoir à côté d’eux, un policier lui remet un billet avec son numéro de matricule 001 et le confie à un carabinier. On l’emmène devant une grande grille verte entourée de rouleaux de fils de fer barbelé. Un autre carabinier ouvre un cadenas puis débloque le verrou. La grille se referme tout de suite après.

 

Entre deux baraques préfabriquées et quatre conteneurs, il y a des centaines d’immigrés assis sur l’asphalte par files de dix. « Aujourd’hui, on en est à 447 », avait-on dit dans le bureau de la police. Les carabiniers crient et rient. Sur leur combinaison on peut voir l’insigne rouge de leur unité : I Brigata Mobile.

« Va au fond, et que ça saute ! ! » hurle un des militaires.

Bilal va se mettre au fond derrière tout le monde, à côté d’un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et petit avec un maillot de Bergkamp et deux jeunes Egyptiens. Deux rigoles d’un liquide violacé sortent d’une porte à droite et glissent sous les pieds des dernières files. Le liquide douteux pue l’urine et les égouts.

« Assis ! », hurle un des carabiniers, « Sit down ! ».

« Mais là au fond, c’est dégueulasse », dit son collègue, un gros garçon à l’accent napolitain.

« Le maréchal a dit de les faire asseoir. Sit down », crie plus fort le premier, s’en prenant de dos à un immigré en le giflant sur les oreilles avec ses gants de peau. Bilal et les autres s’étaient accroupis sur leurs chevilles pour ne pas se salir dans le liquide douteux, mais pour les carabiniers, ce n’est pas suffisant. Pour éviter les coups, il faut se résigner à se mouiller. Là, devant, l’interprète berbère et un policier en civil font l’appel de ceux qui vont quitter le camp. Un avion est en partance pour le CPT de Bari ou peut-être pour la Libye. Personne ne fournit la moindre explication. Le carabinier aux gants de peau essaie de fermer à coups de pied la porte d’où sortent les rigoles. Puis il se place en position stratégique et, toujours avec ses gants, il frappe sur les oreilles tous ceux que l’interprète appelle. Certains sont obligés de repasser devant lui pour aller prendre leur sac avec leurs pauvres choses dans la chambrée, et ils se prennent une autre volée. Il rit ce carabinier, aux yeux et au teint pâles. Mais ses collègues rient eux aussi. Un autre soufflet. Pour eux, il ne s’agit que d’un jeu. L’interprète et les policiers font semblant de ne rien voir. Mais dans les files assises à terre, des jeunes et des hommes murmurent de rage : « Italien, p.tain, c.cu », susurre le petit maigre au maillot de Bergkamp.

 

Ça ne ressemble en rien à un centre d’accueil. Et ici dedans il n’y a même plus le comportement respecteux que les policiers du bureau d’identification avaient finalement maintenu. Bilal et tous les autres doivent rester assis et recroquevillés pendant plus d’une heure parce qu’après l’appel on reste en file pour le repas. Une assiette en plastique avec des pâtes et du thon, une autre avec des boulettes de poisson frit (peut-être) et des légumes avec une sauce aigre-douce, un petit pain, une pomme et une bouteille d’eau de deux litres à partager entre deux personnes mais sans verres. Une occasion de socialiser mais également un risque si quelqu’un est entré avec une maladie infectieuse. Bilal, lui non plus, n’a pas été examiné par le médecin du centre. On mange à terre sous un soleil brûlant, posant son pain et sa pomme sur l’asphalte ou sur les murets. L’après-midi, il faut trouver un endroit pour se mettre à l’abris de la chaleur. Les lits à étage sont tous occupés. Des dizaines de personnes dorment, même sur les tables de la cantine. Aucun assistant de la Misericordia ne vient expliquer à Bilal ce qu’il doit faire. Derrière la cantine-dortoir il y a quelques petits matelas laissés par ceux qui viennent juste de partir. En regardant de plus près on voit qu’ils sont pleins d’insectes minuscules, des puces sans doute. Et il n’y a même pas de draps de papier pour se protéger, abandonnés  dehors parce qu’un policier avait fait comprendre que la Misericordia allait en distribuer dès l’arrivée dans la cage. Mais ce n’était pas vrai. Bilal s’écroule et s’endort sous le soleil, en se protégeant la tête avec la serviette qu’on lui a donnée comme couverture. Un Egyptien le réveille :

« Hé, ashara-ashara ».

Ashara ? En arabe cela signifie dix.

« Ashara-ashara ! » hurlent les patrouilles de carabiniers entrées dans le camps avec des matraques Tonfa enfilées dans leur ceinturon.

Il faut retourner s’asseoir dans l’avenue du liquide douteux. En file par dix, « ashara-ashara ». Il y a un autre transfert, cette fois l’avion de l’Alitalia part pour Crotone. On appelle également le passeur égyptien de Rosetta qui a piloté la barque des 161 personnes arrivées hier soir. Peau claire, cheveux noirs volumineux, dans son sac à dos on a trouvé (et on les lui a laissés) 5.000 Euros au comptant, le salaire de son travail. Un caporal-chef des carabiniers le montre du doigt :

« Celui-là, cette année c’est la troisième fois qu’il passe par Lampedusa ».

On devrait cependant expliquer comment il est possible, cette fois-ci, que ce passeur soit resté à Lampedusa moins de 24 heures.

 

Avant que n’arrive le soir, le bureau d’identification découvre que les empreintes de Bilal correspondent à celles d’un autre immigré : Roman Ladu, né à Bucarest le 29 décembre 1970. C’est le nom que j’ai utilisé en 2000 pour entrer au CPT de Via Corelli à Milan, fermé ensuite à cause des conditions précaires de détention. L’ordinateur, cependant, ne dit pas aux policiers que Roman Ladu, en réalité, est un journaliste, et pas même que suite à cette enquête ce journaliste, alias Roman Ladu, a été dénoncé et condamné à vingt jours de prison. C’est ainsi que Bilal, véritable repris de justice, peut tenir dur.

« Tu es Roumain et tu parles italien », insiste l’inspecteur en civil.

Un de ses collègues s’approche et demande :

« Ce face ? » (comment ça va ?). Et puis à l’oreille de Bilal, il murmure :

« Piz..da, pi..zda, piz..da, piz..da, piz..da… », une façon bien peu élégante utilisée en Roumanie et ailleurs pour désigner les organes génitaux féminins.

Bilal continue à fixer le vide. Ils essaient avec un interprète marocain qui à la fin conclut :

« Je ne crois pas qu’il soit Roumain. Il parle l’arabe, mais il continue à demander que l’interrogatoire se fasse en anglais ».

 

Dimanche 25 septembre

Bilal a décidé qu'il ira au cabinet quand il fait nuit. Les cabinets sont une expérience inoubliable. Le préfabriqué dans lequel ils se trouvent est divisé en deux secteurs. Dans l’un, il y a huit douches à l’évacuation bouchée, quarante lavabos, et huit WC à la turque dont trois sont pleins jusqu’au bord d’une pâte crémeuse : la source des deux rigoles. L’autre secteur a cinq WC, dont deux sans chasse d’eau, cinq douches et huit lavabos. C’est de l’eau salée qui sort des robinets. Il n’y a pas de portes, pas d’électricité, aucune intimité. On fait tout devant tout le monde. Certains se cachent comme ils peuvent derrière leur serviette. Et il n’y a même pas de papier hygiénique : il faut utiliser ses mains. Là-dedans, il vaut mieux y aller de nuit parce durant la journée le niveau des eaux douteuses sur le sol est plus haut que l’épaisseur des tongs et il faut y plonger ses pieds. Il est même problématique de faire un pédiluve dans le lavabo avant de sortir parce dès qu’on glisse son pied hors de la savate, celle-ci commence à flotter et à voguer avec le courant. Et pourtant le 15 septembre le Léghiste Mario Borghezio (député de la Lega Nord, NdT), alors qu'il servait de guide à une délégation de parlementaires européens, a dit que le centre de Lampedusa était un hôtel à cinq étoiles et qu’il y habiterait volontiers. Ce jour-là, le Ministère de l’Intérieur avait fait en sorte qu’il n’y trouve que 11 reclus et, cette semaine-là, les trafiquants avaient dévié la route des barcasses jusqu’en Sicile. Va savoir, il se peut que dans l’appartement de M. Borghezio un sol recouvert par des eaux douteuses fasse partie de la normale. Mais la majeure partie des immigrés enfermés ici dedans provient d’habitations propres dans lesquelles on entre même à pieds nus.

 

Le petit-déjeuner consiste en un verre de lait froid, deux croissants et une bouteille d’eau à partager à deux. A l’ashara-ashara du matin, les carabiniers s’aperçoivent qu’il manque cinq personnes. Mais après avoir parlé entre eux, ils décident de ne pas le signaler. Impossible de savoir qui s’est échappé car on ne fait aucun appel, on se contente de compter les reclus. Au milieu de l’enceinte qui sépare de l’aéroport, juste derrière un de ces poteaux avec des télé caméras à circuit fermé, les barbelés ont été coupés. Et sur un poteau, il reste deux lacets de tissu blanc, peut-être attachés là pour faciliter la prise de ceux qui ont grimpé jusqu’en haut du grillage. Les carabiniers refont les comptes encore une fois et obligent  de nouveau tout le monde à s’asseoir au soleil. On reste ainsi pendant des heures parce qu’il y a un autre appel. On fait partir tous les Erythréens et les Ethiopiens débarqués le 19. Parmi eux, une famille au complet de frères et cousins, les Abraham. Ils ont fui l’Erythrée pour ne pas être envoyés au front, ils veulent continuer à étudier en Europe. L’un d’eux, Youssef, est une promesse de l’athlétisme, il a continué à s’entraîner même à l’intérieur du centre, chaque matin à 6 heures. Il y a de nombreux mineurs, enfermés depuis une semaine avec les adultes. Là devant un carabinier leur montre un gros portable et certains se couvrent les yeux de leurs mains. Mais on ne comprend pas pourquoi. Ahmed Ibrahim a une infection intestinale depuis plusieurs jours. Il demande la permission d’aller aux toilettes et une minute plus tard, les carabiniers l’autorisent à se lever. Au cabinet, il y reste un bon moment. « Celui qui est allé aux toilettes, il est revenu ? » demande un des militaires.

« Et non ! Il est pas revenu. Maintenant je vais aller faire un tour ».

D’autres demandent à aller aux toilettes, mais les carabiniers ne donnent plus de permissions. Au bout d’une demi-heure environ, Ahmed Ibrahim réapparaît, en sueur et épuisé. 

« Toi « , lui hurle le carabinier qui montrait son portable, « toi, espèce de co.cu ! ». Ahmed le regarde, épouvanté.

« T’es vraiment co.cu. Va t’asseoir et restes-y ! »

Ses collègues rient. A la fin, il y en a 150 qui partent, peut-être pour le centre de Caltanissetta. On se relève et se rassoit tout de suite après pour l’ashara-ashara du déjeuner. Bilal, maintenant est dans la troisième file. Une autre longue attente, assis et recroquevillés. Le carabinier avec le gros portable s’approche. C’est le moins robuste de tous ses collègues. Il a des cheveux noirs soignés, un néo bien visible sur la joue droite, un bracelet argenté et un en cuir avec de petites médailles dorées au poignet droit, et une montre avec un bracelet de cuir au poignet gauche. Après avoir fait entendre un peu de musique techno, il appuie sur un autre bouton et le portable commence à gémir. Lui, il se penche, montre l’écran aux mineurs assis à côté de Bilal. Ce sont les images d’un film porno peut-être téléchargé sur Internet. Le carabinier se relève et sourit :

« Et après, shampoing ! », annonce-t-il aux mineurs en mimant le geste de la masturbation.

Les gosses rigolent. Puis il se penche de nouveau sur la première file, la parcourt et oblige tout le monde à regarder. Un trentenaire se couvre les yeux avec ses mains. C’est un des garçons qui hier soir a dirigé la prière sur le trottoir-mosquée. C’est un musulman pratiquant et il ne veut pas regarder. Le carabinier au néo lui arrache les mains des yeux :

« Mais regarde, comme ça t’apprendras ! », dit-il en plaçant l’écran devant son nez.

Le trentenaire se tourne, il regarde Bilal avec des yeux humides. Derrière eux, un carabinier plaisante avec ses collègues :
« Mais laisse tomber, c’est un pédé ! »

 

Le commandant arrive, un caporal-chef que durant son temps libre se balade avec une bandana, une longue chemise et des pantalons jusqu’aux mollets. Et le tourment continue. Ce caporal veut se faire faire une photo devant les reclus. Il crie : « Italia » et tout le monde doit lever le pouce droit et répondre « Uno ».
« Allez ! » dit un autre carabinier, « ceux qui ne répondent pas « uno » n’auront rien à manger ».
Bilal ne répond pas et ne lève même pas le bras. Le carabinier le voit. Bilal le fixe dans les yeux et celui-ci laisse tomber.

 

Un peu plus tard la police rappelle Bila au bureau. Mais ce n’est pas pour un interrogatoire. Deux inspecteurs, toujours gentils et respectueux, lui font enfiler le gilet de sauvetage qu’ils ont séquestré la nuit du débarquement. Ils veulent simplement se faire prendre avec lui pour une photo-souvenir. L’un se met à gauche, l’autre se met à droite :

« Bilal, smile ! » (sourit !).

A partir de ce « clic » personne ne s’occupera plus de l’étrange immigré kurde. Une autre journée passe. Dans un espace aux cailloux pointus, on joue au foot. Il n’y a pas de chaussures pour tout le monde. C’est ainsi que la moitié porte la chaussure droite et l’autre moitié la gauche et les deux gardiens de but restent pieds nus. Un peu avant le dîner, le silence tombe à l’improviste. Un petit bus et une ambulance déchargent 21 immigrés noirs. Il sont épuisés, affamés, desséchés par le sel et brûlés par le soleil. Il passent devant la grille et les regards fixés sur leur souffrance. Ils sont photographiés, enregistrés, dévêtus et fouillés. Ils reçoivent un thé chaud, un croissant, une serviette, et ceux qui ont des vêtements usés, un jogging. Ils ne tiennent plus debout. Mais une demi-heure plus tard, la grille s’ouvre et, par groupes de six, on les pousse dans la cage. Ils ne savent pas où aller, ils vacillent. Deux d’entre eux sont sans chaussures et quand ils voient les conditions des cabinets, ils reviennent en arrière et en demandent une paire. Cherriere, un arabe-français soupçonné d’être un des plus fameux passeurs de la Méditerranée, impose aux carabiniers que les derniers arrivés soient servis avant tout le monde. Cherrière est le véritable médiateur culturel : les carabiniers et la police l’appellent souvent pour se faire aider avec l’arabe et pour apaiser les tensions. Le médecin a même envoyé dans la cage un homme atteint de la gale. Il n’arrive même pas à s’asseoir à cause des plaies, mais les militaires insistent pour qu’il se tienne comme les autres. Le dernier qui est entré a dû prendre une insolation par qu’il continue à chanceler. Les carabiniers le font marcher d’avant en arrière, trois fois.

« Qu’est-ce qu’il a dû boire, celui-là ! » rit un militaire.

Bilal et Cherrrière obtiennent qu’il soit mis lui aussi dans la première file avec ses compagnons de voyage. Puis un carabinier parle de Bilal, convaincu qu’on ne comprendra pas ce qu’il dit :

« Celui-là, faudrait qu’on lui apprenne à s’occuper de ses fesses ».

Mais pour les chaussures, il n’y a rien à faire :

« Des chaussures, nous en avons données à tout le monde. Dites à ces deux-là qu’ils arrêtent de faire ch..ier », croasse le chef de service de la Misericordia, un homme aux cheveux blancs, bien différent d’Angelo, d'Andrea ou du cuisinier, des gars toujours disponibles même s’ils travaillent dur toute la journée.

Ces deux-là restent donc pieds nus. Après le dîner, les derniers arrivés regardent la route entre la Libye et Lampedusa peinte sur le préfabriqué, à l’entrée :

« Nous avons perdu le sens de l’orientation et nous sommes restés en mer pendant sept jours. Ma femme disait : we gonna die (on va mourir). Mais moi je lui disais : non, Dieu nous portera en Europe ». Ils sont presque tous chrétiens. Avant d’aller dormir, ils entonnent un gospel de remerciement dans la nuit de la chambrée. Impossible de retenir ses larmes.

 

Lundi 26 septembre

Bilal a finalement trouvé une couchette pour dormir, - même matelas de caoutchouc plume et même couverture utilisée par je ne sais combien de personnes -, dans une pièce avec les passeurs égyptiens et quelques-uns de leurs passagers. Mais la nuit finit vite. Le réveil, c’est une plainte. Nombreux sont ceux qui se lèvent pour aller voir qui se sent mal. Cela vient peut-être de la première chambrée. Mais au fur et à mesure qu’on s’approche, la plainte prend la forme d’une chanson discordante : « Ma quanto tempo e ancora, ti fai sentire dentro, quanto tempo. » Elle vient de l’autre côté de la grille : les carabiniers jouent au Karaoké avec l’ordinateur portable de la police. Il est quatre heures et demie du matin, c’est la même équipe qui, hier matin, a fait voir des scènes porno sur le mobile. Le caporal est là, lui aussi. Le dos tourné, ils ne se rendent compte de rien. On retourne au lit, mais personne n’arrive plus à dormir parce qu’un Airbus de la Windjet continue à tourner à basse altitude au-dessus de Lampedusa. Les lumières de la tour de contrôle sont éteintes et les pilotes attendent que quelqu’un se réveille pour les faire atterrir.

 

Tout de suite après le petit-déjeuner, Bilal doit résoudre un problème sérieux : faire savoir à sa famille et à la rédaction qu’il est enfermé dans le centre. Après quatre jours de silence, quelqu’un pourrait s’inquiéter. La possibilité de contacter sa propre famille est à la seconde place des droits des immigrés d’après l’avis que la préfecture d’Agrigente a fait afficher sur les murs des chambrées et dans les toilettes. Mais chaque fois que Bilal et les autres ont demandé de recevoir ou d’acheter une carte de téléphone, le chef de service de la Misericordia a répondu :

« Pas moi, le directeur ». Ou bien :

« Bukara, demain ». Ou encore :

« Arrêtez de me faire ch..ier ! »

C’est sans doute pour cela que certains passeurs, enfermés depuis des semaines dans la cage, font des affaires en or en vendant 20 Euros les cartes de 3 Euros. Mais vu que personne ne peut sortir, qui leur fait traverser la grille ? Bilal doit absolument téléphoner et aucun système pour ouvrir la ligne avec un fil de fer ne fonctionne. Eureka ! Le 118 répond gratuitement.

« J’ai besoin d’aide, je suis enfermé dans un centre pour immigrés et on m’empêche de téléphoner », dit Bilal en français, « Je dois avertir ma famille, s’il vous plaît, je vous donne un numéro de téléphone italien, appelez-le et dites que Bilal est vivant. Cela vous coûtera moins d’un Euro. »

Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, des centaines de pères et de fils, ici dedans, ont la même nécessité grave. Mais personne n’est disposé à faire cette gentillesse. Bilal essaie à nouveau, faisant quelques numéros verts au hasard. Au 800-400-400 répond le guichet de Madre Segreta de la Province de Milan. Il s’agit d’un comité de centre-gauche, ils sont peut-être plus sensibles aux droits des immigrés. Au contraire, après avoir insisté pendant une demi-heure en anglais, la fille au téléphone se met même à inventer une loi :

«  Je ne peux pas, la loi sur le terrorisme m’interdit de donner ce coup de téléphone ».

Les angoisses de ces immigrés enfermés dans une cage n’intéressent personne.

 

Le soir, après le dîner, une autre nuit d’enfer se prépare. Une barque à la dérive avec près de 350 personnes à bord est en train d’arriver à Lampedusa. Les policiers du bureau d’identification et le personnel de la Misericordia retournent au travail. Les carabiniers de la Brigata Mobile sont prêts, eux aussi, pour les fouilles. Mais ce soir, l’équipe de service est faite de gens biens. Elle est commandée par un brigadier qui donne ses ordres avec un accent napolitain. Il s’agit d’un homme aux cheveux gris et légèrement chauve. Durant toute la semaine on n’a jamais entendu aucun de ses gars crier ou insulter un immigré. Et quand les premiers passagers de la barque arrivent, à bout de force, ils se font comprendre par gestes, sans crier.

 

Mardi 27 septembre

La journée est humide. Nombreux sont ceux dont la peau du front et des mains est couverte de piqûres. Les plus grandes de moustiques, les plus petites sans doute de puces. Chaque fois que Bilal essaie de traverser indemne les toilettes, il pense à la maison de Borghezio. C’est une journée d’attente. Les transferts annoncés hier sont renvoyés parce que la police doit tout d’abord identifier les nouveaux arrivés. C’est le seul jour où on nettoie les chambres. Un des employés de la Misericordia utilise le même balai que celui avec lequel il a fait disparaître le liquide douteux des toilettes. On a également envoyé un camion de vidange. Mais au lieu d’aspirer la saleté, on l’a projetée tout autour des WC à la turque. Dans la nourriture aussi, il y a quelque chose qui ne va pas. Samedi soir mais aussi à plusieurs reprises, la petite escalope panée n’est pas faite avec de la viande mais seulement avec de la chapelure, de la farine et peut-être des œufs. A tel point qu’il est possible de la couper avec une cuillère en plastique. S’il en est ainsi, cela signifie qu’à Lampedusa quelqu’un fait passer la chapelure pour de la viande. Non seulement on prive Bilal et les autres de leur liberté, mais on les prive également de protéines.

 

Mercredi 28 septembre

L’ashara-ashara de midi est une parade fasciste. Ce sont ceux de la même équipe qui samedi a obligé Bilal à s’asseoir dans les eaux douteuses. A présent, dans la cage, il y a 600 émigrés. Ils sont tous assis en train d’attendre le repas. Un carabinier se présente à une porte et il imite le Duce. Un brigadier, qui ressemble un peu à Mussolini, met les mains sur les hanches et se dandine sur ses genoux. Puis il salue ses collègues le bras droit tendu :

« Non », le corrige un carabinier, « ça, c’est le salut nazi. Le salut fasciste se fait comme ça. Italiani !..... La prochaine fois, à ceux-là, on pourrait pas leur apprendre Faccetta nera ? »

Le brigadier est l’un de ceux qui se montrent les plus respectueux envers les immigrés de la cage. Hier après-midi, Bilal l’a vu qui portait un malade dans ses bras de l’infirmerie à sa couchette. Mais la nuit, ces gars-là montrent leur vrai visage. Les reclus sont en train de dormir, Bilal est caché derrière un grillage. Il écoute et il observe. Encore une nuit très dure. Les policiers ont travaillé très tard pour les derniers interrogatoires à propos du débarquement de lundi. Et maintenant il faut enregistrer, perquisitionner et installer 180 nouveaux arrivés. Assises sur un muret, deux petites jumelles de deux ans, la mère et le père. Les carabiniers avec des masques et des gants en caoutchouc commencent immédiatement à contrôler les poches et les sacs. Un collège en civil les aide, - probablement il n’est pas de service - , favoris soignés, cheveux noirs avec du gel et un t-shirt avec des inscriptions sur la poitrine.

« Déshabille-toi, tout nu ! », dit-il à un garçon en maillot de corps qui tremble de froid et de peur. Celui-ci ne comprend pas. Il reste immobile pendant une minute pleine.

« What is the problem ? » hurle le carabinier et il lui flanque une gifle sur la tête.

L’immigré tremble, pâle et maigre comme un squelette. Une autre gifle. Toutes les personnes qui, en ce moment, sont nues face aux carabiniers se ramassent des gifles. Il y a une demi-heure que ces gars-là parlent de faire un corridor, et en argot militaire, il ne s’agit pas du lieu qui unit deux pièces. Ce que c’est, ils le démontrent tout de suite après. La file de six étrangers qu’on emmène dans la cage passe entre eux et chacun d’eux se prend sa ration de gifles. Quatre carabiniers, cela fait quatre gifles par personne. Le brigadier qui à midi imitait Mussolini apparaît finalement, mais il ne fait aucun reproche.

« Celui-ci te donne des problèmes ? » demande-t-il à son collègue en civil.

Et il tire un coup de poing dans le sternum de l’immigré maigre, qui ne comprend absolument pas ce qu’il a fait de mal et est encore debout, en maillot de corps. Une autre file d’immigrés passe, un autre corridor. Cette fois-ci un employé de la Misericordia les accompagne. Un type avec un bouc et une petite cicatrice près du nez, qui un soir, quand un jeune a appelé les musulmans à la prière, s’est mis à aboyer à chaque fois qu’il entendait dire Allah akbar. Il va peut-être les arrêter. Non, au contraire, il regarde et il rit. Le brigadier se met en tête de la file, il imite le pas de l’oie et fait semblant de porter une lance : « Avanti, marche ». Seul, un carabinier napolitain ne participe pas au jeu. Les gifles raisonnent dans l’air pendant une demi-heure. Finalement, une fonctionnaire de la police s’en aperçoit. Il s’agit d’une fille blonde, pas très grande, qui, le jour, attache ses cheveux sous une bandana.

« Maréchal », dit-elle, nerveuse, « allez voir par là ce que les gars sont en train de faire parce que j’entends trop de mains qui s’agitent ».

Le maréchal tourne le coin et rejoint les autres carabiniers :

«  Eh les gars, soyez sages », leur dit-il et ils se mettent tous à rire.

Tard dans la nuit, on emmène les six derniers immigrés dans la cage, il vont dormir sur l’asphalte parce qu’il n’y a plus de lits. Et les carabiniers font la fête avec une grillade dans la cour.

 

Jeudi 29 septembre

Bilal passe toute sa journée à convaincre un groupe de fervents musulmans qu’il ne peut absolument pas les suivre pour prier. A six heures du soir, avant l’ashara-ashara du dîner, une voix féminine change son humeur :

« El Habib Ibrahim Bilal ! Demain à huit heures, présente-toi à la grille parce qu’on va te transférer », dit l’interprète marocaine en arabe.

« Pour quelle destination ? »

« Agrigente ».

« Bilal s’en va », dit Cherrière. Et face à Bilal se forme une queue de prisonniers de la cage qui veulent le saluer. Rachid, 31 ans, Marocain, débarqué hier soir, lui explique comment ça marche :

« On te donne un avis d’expulsion. Tu le gardes pendant cinq jours et tu voyages jusqu’à ce que tu arrives là où tu dois aller. Ensuite tu le jettes. Moi, c’est comme ça que je vais faire. A Padoue, chez un de mes cousins, j’ai déjà un travail qui m’attend. Il n’y a pas d’autres moyens d’entrer en Italie. »

Le soir 350 nouveaux immigrés débarquent. Mais c’est le tour de l’équipe du brigadier bien et personne n’est frappé. Dès qu’il entre dans la cage, John, - 27 ans, parti du Togo -, et ses autres compagnons de voyage demandent où on peut manger. Mais la Misericordia fait savoir que leur premier repas sera distribué seulement le lendemain matin. John tremble :

« We are starving, ça fait sept jours qu’on n’a pas mangé. Quand nous avons débarqué j’ai vu une boutique et je voulais acheter quelque chose. Mais la police a dit que ce n’était pas possible et qu’ici dedans on nous donnerait à manger. Nous avons de l’argent. Si nous sommes libres, pourquoi ne pouvons-nous pas acheter à manger ? ».

Bilal voit passer le médecin, il l’appelle et lui explique la situation.

« Je vais apporter des brioches », dit le médecin.

Au lieu de cela, il s’en va et n’apporte rien du tout. John et les autres vont dormir sur un trottoir car même les petits matelas sont terminés. Un fonctionnaire en civil renverse une boite de coca-cola sur un immigré à travers les barreaux.

« Pourquoi ça ? » crie Teemer, 26 ans, Palestinien. « Nous sommes clandestins, mais nous ne sommes pas des animaux. »

Le fonctionnaire s’excuse. Les chambrées sont pleines à craquer de gens, jusque sous les lits. A la cuisine, la radio chante à haut volume ce que des centaines d’enfants pensent peut-être chaque jour de leur père enfermé ici dedans : « How I wish, how I wish you were here », combien je voudrais que tu sois là. Tout le monde va dormir dans une scène de fin du monde.

 

Vendredi 30 septembre

Quand il revient de sa douche nocturne, Bila trouve son lit occupé par deux autres personnes. Ce sont ces dernières heures dans la cage, il peut bien rester debout. Le ciel est illuminé par des éclairs et la foudre. L’orage dure peu mais les averses réveillent les centaines de personnes qui s’étaient endormies dehors. Devant la grille, on est en train d’enregistrer un nouveau débarquement. Et les carabiniers sont de niveau en train de frapper les garçons qu’ils fouillent. Les premiers, ce sont deux hommes qui ne se sont pas assis quand on en a donné l’ordre. L’un d’eux est surnommé Maradona. Les gifles volent et pour Maradona il y même un coup pied. Ils s’arrêtent seulement quand passe le lieutenant en civil, un type avec un bouc. Puis il s’en prennent à un jeune d’une vingtaine d’années qui ne comprend pas ce qu’il doit faire. Puis à deux autres garçons qui, au « sit down » ne se sont pas assis parce qu’ils parlent l’arabe et le français. Il faut mettre un frein à cette saloperie. Bilal crie en anglais :

« Vous êtes en train de frapper des gens. Pourquoi ? »

Un carabinier tire un coup de pied au grillage d’où il est en train d’observer, essayant de le toucher. On appelle Bilal de l’autre côté de la grille. Le face à face est très tendu, les yeux de Bilal dans ceux d’un carabinier aux cheveux grisonnants caché derrière son masque. Mais, ils arrêtent au moins de frapper. Quand le soleil est déjà haut, on a amassé 1250 personnes dans la cage.

« Celui-là, c’est ‘o Professore’ »», dit un carabinier à deux de ses collègues en parlant de Bilal. « Vous avez vu ce qu’il a fait avant ? Celui-là, un jour faut qu’on l’appelle dehors pour lui foutre une trempe ».

Mais cinq minutes plus tard, c’est la police qui l’appelle au dehors. On emmène Bilal vers la sortie où l’attend le groupe qu’on est en train de transférer. Neuf adultes et 35 mineurs. La Misericordia distribue un t-shirt blanc à tout le monde et des chaussures aux trois qui n’en ont pas. Mais elle ne rend pas l’argent que les gosses avaient déposé au secrétariat. Les carabiniers les ont accompagnés à la sortie sans leur dire qu’ls allaient quitter Lampedusa.

« Aujourd’hui, c’est pas le jour, il n'y a personne au bureau qui peut donner cet argent », explique un jeune de la Misericordia. Bilal insiste en anglais :

« Il s’agit de centaines d’Euros, il est important qu’ils partent avec de l’argent. »

Un carabinier dit non du doigt et écarte les bras.

 

On part sans argent. A l’embarquement sur le ferry, les derniers touristes de la saison regardent la file des immigrés escortés par des carabiniers. Chacun d’eux a une petit sac avec deux petits pains et une bouteille d’eau. On voyage jusqu’au soir dans la salle de séjour du navire, surveillés par un brigadier et deux carabiniers très courtois. Youssef, 16 ans, est sûr qu’il s’agit d’une déportation en Libye et il se met à prier en direction de la proue, convaincu qu’on fait route vers le sud-est. Mais quand, à l’horizon, apparaissent les montagnes de la Sicile, tous les autres se collent à la fenêtre et rient :

« Djebel Scisciglai ».

A Port Empédocle, on charge les 45 personnes sur un autobus des transports Cuffaro escorté par la police. La caravane monte jusqu’à la préfecture de police d’Agrigente. On sépare Bilal et les huit adultes des mineurs. Les teenagers iront dans un institut en attendant d’être confiés à leurs parents déjà en Italie. Les autres reçoivent trois feuilles de papier, un sachet avec deux petits pains et une bouteille d’eau. Puis on les charge sur un fourgon qui part à toute vitesse.

« Bilal, j’ai peur. A mon avis, on nous emmène en Libye », dit Abdrazak, 18 ans, Marocain, qui veut rejoindre son oncle à Catane.

Au lieu de cela on arrive à la gare. Mais le train pour Palerme est déjà parti. Un inspecteur se fâche :

« M*rde, il ne part jamais à l’heure.»

Nouvelle course en voiture, fourgon et sirène jusqu’à Aragona, la gare suivante. Et cette fois, le train n’est pas encore arrivé.

« Les gars, écoutez-moi », explique un fonctionnaire en anglais. « Vous avez cinq jours pour quitter l’Italie. Vous êtes libres ».

Bilal aussi est libre, malgré son alter ego roumain et ses précédents pénaux. Dès qu’ils comprennent, les autres exultent. L’un d’eux saute au cou de l’inspecteur qui sourit, mais préfère ne pas être embrassé. Tous sauf un, ont déjà un travail ou un parent qui les attend, à Milan, à Turin, à Naples et à Catane. Le dernier obstacle, c’est l’homme du guichet, le matin suivant à la gare de Palerme. Il est convaincu qu’il a devant lui des immigrés qui ne parlent pas l’italien et il les insulte. Il maltraite même un voyageur habituel qui s’est offert de les aider :

« Vous, de quoi vous mêlez-vous ? Vous croyez que je ne les comprends pas ? »

Bilal explose :

« Ma se nun capisti mancu l’italiano, lo fate o no ‘sta minchia di biligietto ?* » Le guichetier, surpris, se met tout de suite au travail.

« T’as parlé en quelle langue, Bilal ? », demande Abdrazak en français. « C’était du Kurde ? »

Fabrizio Gatti, « Io, clandestino a Lampedusa » traduction de l’italien par ImpasseSud

Article paru dans l'hebdomadaire L’Espresso et le quotidien La Repubblica.

 

* En dialecte sicilien : "Mais si toi, tu comprends même pas l'italien! Vous le faites ou non ce p*tain de billet ? »

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Dimanche 9 Octobre 2005, 16:29 dans la rubrique "Actualité".

Commentaires et Mises à jour :

ImpasseSud
10-10-05 à 07:45

Cette traduction m'a demandé près de deux jours d'un travail intensif. Mes premiers lecteurs y auront trouvé un certain nombre d'erreurs que j'ai corrigées pas la suite, et je les prie de m'excuser. J'avais une telle hâte de la publier!

A titre informatif, suite à la parution de cet article dans un des hebdomadaires les plus importants et dans le deuxième quotidien national, le Ministre de la Justice italien a nié les faits, et les chaînes nationales de télévision sont restées silencieuses. Aucune inspection ne partira de la Préfecture d'Agrigente. Fabrizio Gatti, le journaliste, risque une dénonciation, non pas pour faux (!), mais pour usurpation d'identité. Une plainte a été déposée contre les corps des Carabiniers et de la Police, mais pas, que je sache, contre la Misericordia. Maintenant il ne reste plus qu'à voir quelles seront les suites.... si toutefois il y en a.

Je ne sais pas combien de temps il faudra encore attendre pour qu'on comprenne qu'aucun mur, aucune cruauté n'arrêtera ce courant migratoire fait de désespérés dont l'Occident continue à destabiliser les pays d'appartenance, mais espérons tout du moins que « la peur de l'infiltré » aidera les Carabiniers et la Police à retrouver un peu d'humanité.


 
alberto
11-10-05 à 12:39

Oui, qu’est-ce que la mort quand on n’a plus rien à perdre, quand on est immigrant clandestin...
Face aux “murs”, aux barbelés, aux corps déchirés... et après la lecture de ton article, je ne sais pas quoi dire...
Souvent, pour chercher un chemin de justice, on parle des bons et des mauvais, peut-être faut-il davantage parler des riches et des pauvres, même si on en connaît le refrain. Histoire de rêver, car ici-bas rien ne change : malheur aux pauvres, aux déshérités, aux faibles, aux malades, aux moches, aux étrangers, immigrants, malchanceux ! etc... Les riches, eux, comme tout le monde le sait, sont de plus en plus riches ! Faut-il être riche ou pauvre, bon ou mauvais, Africain ou Italien ?... Comment trouver un chemin dans cette jungle et faire de son rêve une réalité ?
Mais, impassesud, je voulais saluer ta bonne initiative de traiter avec talent des thèmes intéressants qui font réfléchir.

 
ImpasseSud
12-10-05 à 14:01

Re:

Merci pour ce commentaire. Il résume bien les pensées et le désarroi qu'on éprouve face à ces situations. Et pourtant, on continue encore bien souvent à se heurter à de l'indifférence.

 
Raskolnikov
14-10-05 à 12:15

Merci pour ce travail de traduction. Ce témoignage est primordial pour nous aider à comprendre le chemin de croix que ces malheureux parcourent pour espérer une vie meilleure.

 
ImpasseSud
14-10-05 à 12:38

Re:

Merci à toi d'avoir laissé ce mot, mais surtout d'avoir lu ce récit jusqu'au bout, car vu sa longueur, j'imagine qu'il a dû rebuter plus d'un lecteur.

 
ImpasseSud
19-10-05 à 08:02

Dernières nouvelles

1) Fabrizio Gatti, aujourd'hui, à Rome, recevra des mains de la FLIP (Free Lance International Press) le prix « Italia Diritti Umani 2005 » pour ce reportage.

2) Toujours suite à ce reportage, mis sous pression au niveau de l'UE (Comité pour le respect des droits humains au Conseil de l'Europe et Parlement européen), mais aussi au niveau interne (au sein du gouvernement pour une question d'image extérieure de l'Italie, par plusieurs députés italiens au Parlement européen contre la mise aux archives des dénonciations), le Ministre de l'Intérieur italien, Giuseppe Pisanu, a fait une visite éclair au CPT de Lampedusa ce lundi 17. A sa sortie, il est resté obstinément........... muet.