« Pour fêter le nouvel an, l’école du village organise un grand bal. Nous sommes à la fin de 1994. Une jeune fille de 14 ans devant un miroir, dans l'habit de princesse que sa mère lui a acheté pour la fête. Elle s’imagine déjà en train de danser, rêvant aux héroïnes de Tolstoï et de Lermontov, réchauffée par les projets insensés qu’elle forme pour son avenir.
Ce vêtement, en fait, je ne l'ai jamais porté et il n’y a eu aucun bal, ni cette année-là, ni les suivantes. La guerre avait fait son entrée dans nos vies, brusquement. L’armée russe venait juste d’envahir
Je suis née dans un petit village. Entourée par ma famille, j’ai eu une enfance sans soucis, heureuse. J’aimais mon village, mais j’aimais encore plus Groznyï, la capitale. Ma tante y habitait et j’allais souvent chez elle. Je me souviens des rues illuminées la nuit, des parcs, des musées, mais surtout des cinémas où je me réfugiais en cachette pour voir les films déconseillés aux enfants.
A présent, à Groznyï il n’y a que des ruines. L’armée russe a entièrement rasé au sol la ville la plus riche et la plus moderne de la région, connue en son temps comme le « Paris du Caucase ». De ses cinémas, musées, bibliothèques, il ne reste que des squelettes habités par des fantômes.
Au cours de la première guerre, de 1994 à 1996, notre petit village a été littéralement envahi par les réfugiés. A l’époque, nous n’avions pas encore fini de construire notre maison, et nous nous étions entassés à seize dans deux pièces. Nous devions aller chercher l’eau au fleuve et nous éclairer avec des lampes à huile. C’était comme un violent retour au Moyen Age, mais à ce moment-là, les problèmes matériels semblaient sans importance. Nous marquions d’une croix blanche chaque jour passé sans qu’on nous annonce la mort d’un parent ou d’une connaissance. Les adultes passaient leur temps à participer aux enterrements, jusqu’au moment où plus personne n’y alla parce que c’était devenu trop dangereux, mais aussi parce qu’on nous ôta le droit d’ensevelir nos morts.
Après Groznyï, l’armée russe attaqua notre village, et j’ai fui avec ma mère vers la capitale. J’y ai terminé le lycée, dans une école à moitié détruite. J’en ai quand même gardé de bons souvenirs, malgré l’argent qu’il fallait verser aux militaires pour récupérer les cadavres et les récits atroces des prisonniers qui s’étaient échappés des « camps de filtrage », désormais disséminés un peu partout.
L’armée russe s’est retirée en 1996. La paix, finalement ! Nous étions heureux, soulagés. Mais un peu partout il y avait des enfants qui boitaient et des gens qui étaient devenus fous suite à la mort de leurs parents ou de leurs enfants. Je me souviens des yeux de ces petits êtres blessés qui nous empêchaient de bien fêter la paix.
J’entrai à l’université. La guerre s’éloignait peu à peu de mon âme, même si tout semblait annoncer un nouveau conflit. Nous sommes longtemps restés sceptiques sur les possibilités d’une nouvelle guerre, jusqu’au moment où elle frappa de nouveau à nos portes, en octobre 1999. Cela n’allait pas recommencer ! Mais c’est ce qui s’est passé, et ce fut encore pire.
Nous nous sommes réfugiés en Ingouchie, en même temps que des dizaines de milliers de Tchétchènes. Puis nous sommes rentrés à Groznyï et j’ai repris mes études, mais la ville ne ressemblait plus à rien. Le « Paris du Caucase » était devenu « Griazny Groznyï » - Groznyï la sale -, un chaos de corruption, d’enlèvements, de « zatchistka » (« nettoyages »). Il me vient à l’esprit des dizaines d’histoires sales d’une guerre sale. En voici une parmi tant d’autres.
Un homme, d’une quarantaine d’années, venait de temps en temps jouer de la balalaïka, - un instrument semblable à la cithare -, dans ma cour. La guerre lui avait tout pris, même la raison. Il vagabondait dans la ville, seul avec son instrument et sa musique, son unique trésor. Avec une amie j’avais fait sa connaissance, et il aimait nous raconter qu’ « avant » il jouait dans un orchestre et qu’il avait voyagé dans de nombreuses régions. Ses histoires se terminaient toutes par ces mots prononcés à voix basse : « Mais ensuite, la guerre… »
Un jour, il arriva dans notre cour sans musique. Un groupe d’hommes avait voulu lui imposer sa « protection ». Comme il n’avait pas d’argent, ils avaient décidé de lui prendre sa balalaïka. Mais plutôt que de leur consigner son trésor, il l’avait brisé, perdant ainsi jusqu’à se dernière raison de vivre. Mon amie et moi-même nous avons fait une collecte pour lui acheter une nouvelle balalaïka, et nous sommes allées en chercher une au marché. Mais quand nous sommes revenues, il était trop tard, les Russes avaient fusillé le pauvre musicien fou avec huit jeunes du quartier. Le jour suivant la télévision russe annonçait que « …. neuf terroristes tchétchènes avaient été éliminés par l’armée ».
Groznyï, c’est cela, pleine de morts et de mensonges. Et plus que les morts, ce sont les mensonges qui empoisonnent ma ville, mon pays,
Aujourd’hui, mon pays est miné par la haine. Moi-même, je me souviens d’avoir éprouvé cette haine la première fois que je suis revenue dans mon village durant la première guerre. Tout était détruit. J’ai trouvé mes dessins à moitié brûlés au milieu des déchets et des excréments des soldats. A ce moment-là, j’ai compris les sentiments exprimés par Tolstoï dans « Hadji Mourat », le livre sur les guerres de l'Empire russe dans le Caucase : « Dès que l’ennemi est parti, on retourne au village. La maison a été saccagée, le toit a cédé, les portes ont été brûlées et l’intérieur souillé. Le cadavre du fils gît sur le trône de la mosquée… Le puits a été souillé afin que les habitants ne puissent plus y puiser d’eau. Même la mosquée a été souillée. Personne n’exprime ou parle du dégoût qu’il éprouve pour les Russes. Les sentiments que partagent tous les Tchétchènes, du plus jeune au plus vieux, étaient du reste bien plus forts que le mépris ».
Voilà comment, il y a cent ans, un grand auteur russe a dépeint, on ne peut mieux, les sentiments extrêmes nourris par mon peuple opprimé. »
Milana Abuyeva*, « L’angelo della balalayka », Peacereporter
Traduction de l’italien ImpasseSud
* Milana Abuyeva est une jeune fille tchétchène de 25 ans. Grâce à l’association « Etudes sans frontières », elle prépare depuis deux ans un master en journalisme à Sciences Po à Paris, dans le but de retourner à Groznyï pour fonder un journal indépendant.
Mots-clefs : Tchétchénie, Guerres, Europe
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