Nous sommes tous traversés, de temps en temps et sans aucune logique ni sollicitation, par un de ces élans-éclairs gratuits et chaleureux que, généralement, sans raison ou pour de multiples raisons, nous oublions presque immédiatement. Le seul fait de l’avoir eu, cependant, nous ragaillardit l’espace d’un instant, comme preuve, s’il en fallait, que tout au fond de nous-mêmes nous ne sommes pas encore aussi conditionnés que nous le pensions. Le plus surprenant, toutefois, c'est quand quelqu’un saisit son idée au vol et la réalise sur-le-champ et sans réfléchir, comme Madame Kathy par exemple. Voici son histoire :

« Chaque jour, à 13 heures 40 exactement, Madame Kathy, titulaire avec son mari Rocco d’un étal de viandes et charcuterie dans un fameux marché de Turin, reçoit la visite d’un groupe d’adolescents qui sort d’un collège tout proche. Chaque jour, elle descend de son estrade et leur pose les deux mêmes questions : « Comment ça va aujourd’hui ? » et « Vous êtes combien ? ». Avec le temps, la seconde question a pris de l’importance, parce que le nombre des ados est en augmentation. A chacun d’eux, Kathy offre un sourire et une mince tranche de jambon. Elle ne sait même pas pourquoi elle le fait. Un jour elle a commencé et elle a oublié de s’arrêter.

Le côté le plus extraordinaire de cette histoire que j'ai apprise de la bouche de la mère d’un des bénéficiaires, » continue le journaliste qui la raconte sur La Stampa, « c’est sa gratuité absolue. Une mince tranche de jambon ne suffit pas à alimenter une personne dénutrie, et les enfants de douze ans qui la reçoivent en hommage n’appartiennent pas à la sphère de ceux qui sont dans le besoin. Le geste de Kathy n’a donc aucune utilité pratique ni pertinence sociale. Et pourtant, tous les jours, dans ce marché, à 13 heures 40 on a l’impression qu’il va se passer quelque chose. Les habitués commencent à se demander : « Alors les jeunes, ils arrivent ? » Et quand ils arrivent, - parce qu’ils arrivent toujours, et plus nombreux à chaque fois -, le rite de la tranche de jambon se répète, pour la plus grande satisfaction incompréhensible de tout le monde. C’est comme si dans un monde dominé par le scepticisme des pensées tristes, ce petit soupirail quotidien de bonté absurde faisait l'effet d’un baume, d’une révision universelle. Pour nous rappeler, au cas où les essoufflements de la vie nous l’auraient fait oublier, qui nous sommes et ce que nous pourrions être vraiment. »

Massimo Gramellini, "Fata Prosciutto", publié sur La Stampa du 28.11.2008

(Traduction de l'italien par ImpasseSud)

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