La Sardaigne de 1971 n'était certainement pas celle d'aujourd'hui. Je n'ai jamais eu le plaisir de la visiter, mais tous ceux que je connais et qui y sont allés à cette époque m'ont toujours parlé d'une terre étrange dont ils étaient revenus presque déconcertés, désorientés. Le sympathique récit qui suit, au final plein d'humour, tend à le confirmer.
« Avanti popolo : le drapeau rouge. Maintenant il est roulé ; demain, ou plutôt dans quelques instants, il flottera. Avanti popolo : les bagages en voiture, une Dyane 4 ivoire et une Fiat 500 L (L pour luxe) langouste avec pare-chocs chromés du style « rallye mais j’en ai pas les moyens ». Avanti popolo : c’est le départ.
Eté 1971, de Turin en Sardaigne. Nous six, universitaires, examens de groupe, livret de la fac et petit livre de Mao, des occupations. Pause des vacances, voyage étudié sur la carte et sur un guide rouge (au moins ça) du Touring Club Italien. Quarante-cinq jours avec quarante mille lires par personne, fruit de nos économies et des petits boulots. Avanti popolo : en plus du narrateur, Ciro, Mauro, Gigi, Robi et Franco. Avanti popolo, à Civitavecchia, port d’embarquement des ferries vers la Sardaigne qui n’était pas encore l’île cachée, au mois d’août, sous des couches de vacanciers. Avanti popolo : en quittant Turin fermée pour les vacances obligatoires de la FIAT. Le moral est haut, les sacs à dos, les sacs de couchage, les tentes canadiennes dans le coffre de la Dyane, la Fiat 500 n’en a pas. Avanti popolo : drapeau rouge. Robi le déroule et l’empoigne. Il claque au vent hors de la capote de la Dyane, et quand, rarement, nous réussissons à dépasser d’autres voitures, les poings se lèvent. Allez, allez ! Mauro, placé sur le siège postérieur, prend la guitare et entonne. Le chœur, englouti par le boucan du moteur et du vent, se tait rapidement.
Autogrill de Civitavecchia, dix heures du soir, pause café et plein d’essence. Le brigadier n’hésite pas un instant, il se dirige vers nous et nous pose la question : « Il est à vous, ce drapeau rouge sur la Dyane ? ». Il ne nous a pas demandé : « Elle est à vous cette Dyane ? ». Il a bien demandé : « Il est à vous, ce drapeau rouge sur la Dyane ? ». Avec un total mépris du danger nous répondons que oui. « Par ici, vous feriez mieux de le rentrer ». Alors, que fait Ciro ? Il sort, prend le drapeau tandis que le brigadier le regarde de pas bien loin, il ouvre la capote de la Fiat, et il fixe l’étendard à la verticale. Nous avons demandé au garçon (il a souri, est-il de gauche ?) l’adresse d’un endroit pour manger et d’un camping pour dormir à peu de frais. L’un et l’autre se trouvent à Santa Marinella. Je laisserai tomber l’épisode du géant déguisé en Allemand qui sort de sa roulotte à deux heures du matin pour nous dissuader de continuer à planter les piquets de la tente.
Le matin : port de Civitavecchia, attente à l’embarquement. La mer, avec sa capacité de cacher les points d’arrivée, fait tout à coup naître en nous la conscience que nous sommes en train de commencer un véritable voyage : le premier, à vingt ans, loin de chez nous, seuls. A ce moment-là, tu ne penses pas à ce que tu vas voir, tu écoutes seulement l’émotion qui naît quand tu vas vers quelque chose que tu ne connaîs pas, tu as l’impression d’endosser les vêtements d’un explorateur de l’inconnu. Nous ne nous le sommes jamais dits, pas même plus tard, combien, à ce moment-là, nous étions émus. Nous avons fait ce voyage il y a si longtemps que nous avons eu le temps d’en perdre les photos, d'un déménagement à l’autre. Mais les souvenirs restent, certains sont si forts qu’on en revit les scènes dans le plus classique des « comme si c’était hier ». Tout d’abord, une Sardaigne où on parcourait des dizaines et des dizaines de kilomètres de route blanche sans rencontrer personne, et cette solitude qui t'enveloppait au point de faire disparaître tous les soucis pratiques, comme de rester sans essence dans le moteur ou sans eau dans nos gourdes. Parce que, indubitablement, en 1971, en Sardaigne, quand tu abandonnais la route goudronnée, tu abandonnais également la présence des gens ; sur la carte, les points qui signalaient les villages se raréfiaient. Et pourtant, ça avait un air rassurant, presque protecteur. Sans rien nous dire, nous avions bien vite laissé les tentes dans leurs fourreaux.
Nous choisissions une plage, ou un pré, nous déroulions nos sacs de couchage, et nous nous endormions sans la moindre anxiété des gens le la ville. C’est ainsi qu’un matin, nous fûmes réveillés par un son étrange. C’étaient les sonnailles d’un troupeau de brebis qui paissaient tranquillement autour de nous. Un autre matin, ce furent les sabots d’une manade de chevaux qui galopaient, libres, à une centaine de mètres, qui nous firent ouvrir les yeux.
Le premier épisode lié aux repas eut lieu à Orgosolo. Drapeau rouge en voiture et dans le cœur, nous ne pouvions pas ne pas rendre visite au pays des luttes et des peintures murales. Nous y étions arrivés vers midi et avions garé nos voitures dans un rue non loin d’une petite place. En l’espace d’un instant, le désert : les portes et les fenêtres s’étaient fermées, aux tables d’un bar, les habitués regardaient ailleurs. Non pas que nous nous attendions à dieu sait quel accueil, mais quand même... Nous avions besoin d’acheter du pain. Mauro demanda à un type où était la boulangerie. La réponse qu’il reçut fut : « A cinq kilomètres ». Robi prit la FIAT, trouva la boulangerie et revint. Je suggérai qu’on le mange sur la place. Le long de la route, un peu avant d’arriver, sur la droite, une enseigne indiquait « Forno » (Four à pain), et le rideau de fer était levé.
Chapitre nourriture, deuxième partie, après une vingtaine de jours que nous étions en voyage. Notre faim avait augmenté à cause de l’air marin et de nos marches, en sorte que les provisions étaient en train de diminuer de façon dramatique. Un soir, alors que nous étions en train de boire notre dernier verre, Franco dit : « Je pense que la solution à notre problème, c’est de voler ». Et il ajouta, pour apaiser préventivement les consciences : « Pas dans les boutiques, mais dans les supermarchés des grandes chaînes ». En Sardaigne, à l’époque, la Standa faisait des ravages. Le baptême eut lieu à Nuoro. Franco nous avait expliqué la tactique et personne ne s’était demandé pourquoi il avait autant d’expérience. Nous achèterions quelque chose, l’un de nous se présenterait pour payer tandis que les autres sortiraient avec le butin caché dans les sacs et les poches. Peu de choses, pour ne pas nous faire remarquer. A Nuoro, nous eûmes de la chance : il pleuvait et nos blousons étaient de bonnes cachettes. Je doublai le mien avec des sachets de salami et de charcuterie. Gigi doubla son anorak avec des paquets de pâtes. Mauro, blond aux yeux bleus, distrayait la caissière. Franco nous étonna avec un butin de bouteilles de vin blanc dans son sac. Sous sa direction, nous fîmes une sérieuse série de coups. Un an plus tard, nous retrouvâmes sa photo dans un article de La Stampa. Il avait été arrêté parce que, chez lui, il avait un petit arsenal d’armes et de munitions. Volées, cela va sans dire.
Mais revenons à notre drapeau rouge que nous continuions à agiter en voyageant. Durant un arrêt, Ciro décida d’aller chercher un endroit pour camper pour la nuit. Nous étions dans la Barbagia. Il partit avec la Fiat, le drapeau hors de la capote. Deux heures plus tard, comme il n’était toujours pas de retour, nous montâmes dans la Dyane, plutôt en soucis. Dix kilomètres plus loin, nous rencontrâmes notre camarade après qu’un policier nous ait fait signe de nous arrêter. Ciro et le drapeau étaient tombés sur une de ces nombreuses patrouilles anti séquestres disséminés alors dans toute la Sardaigne. La police, je crois, - non, j’en suis sûr -, nous aurait arrêté avec plaisir.
Je ne sais pas combien de kilomètres ont parcouru la Dyane et la Fiat 500 durant ces quarante-cinq jours. Nous en avions perdu le compte le long de ces routes blanches, le plus loin possible des villes qui réussissaient à effacer la Sardaigne dont nous rêvions. Nous étions devenus d’heureux misanthropes, chercheurs de silences. Nous restions des heures et des heures sur des plages désertes sans échanger un mot, passant ensuite nos soirées à discuter. Non pas de ce que nous avions vu, mais du sens plus profond que ce voyage était en train d’acquérir pour chacun d’entre nous. Nous découvrions le monde à l’intérieur des confins d’une île qui nous mettait à l’épreuve avec sa capacité de mélanger dureté et douceur, avec ses gens parfois très lointains, et d’autres, prêts à nous démontrer son hospitalité infinie avec un verre de vin et une mince forme de pain carasau offerts sans qu’on les ait demandé.
Nous vîmes de loin, agacés, le microcosme doré de la Costa Smeralda encore embryonnaire ; nous rencontrâmes les premiers et funestes résultats de la spéculation immobilière arrivée du continent. Mais alors, Arbatax était seulement un petit port avec sa longue peinture murale colorée avec les noms des navires qui abordaient là. Pour rejoindre les domus de janas (les maisons des sorcières), il n’y avait aucun panneau touristique ; il fallait en demander la route aux bergers et on se perdait au moins dix fois. L’air ne sentait pas la crème solaire, mais répandait, intacts et forts, les parfums infinis du maquis méditerranéen.
Tout cela, nous le laissâmes derrière nous la matin du retour, sur le pont du ferry. Cependant, nous n’eûmes pas le temps de nous émouvoir. La voix d’un haut-parleur demanda au propriétaire de la Dyane 4 à la plaque minéralogique TO .... de se présenter immédiatement dans la cale où les voitures étaient garées. Nous nous présentâmes immédiatement, et un officier nous demanda ce que nous transportions dans notre Dyane. Nous pensâmes au drapeau rouge. Mais lui, il parlait de la forme de fromage de brebis dont une famille nous avait fait cadeau avant de partir et qui, maintenant, était en train de répandre dans la cale toute l’exubérance de son parfum : « Choisissez ! Ou c’est le fromage qui passe à la mer ou bien c’est vous ». Nous optâmes pour le premier choix. L’espace d’un instant nous eûmes l’impulsion d’envelopper le fromage dans le drapeau, cela aurait été honorable et juste. Mais nous savions bien que l’officier ne comprendrait pas. »
Luciano Del Sette « La libertà ? Pecorino e bandiera rossa » Publié dans Il Manifesto du 23 août 2007.
Traduction de l’italien par ImpasseSud.
P.S. Pour voir d'autres peintures murales d'Orsogolo, entrer "Orgosolo murales" dans Google "images".
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