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« La maison dans le bois »

« Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, l’endroit dont je vais vous raconter l’histoire n’existait que sur les cartes d’état-major. Pendant plus de trente ans, c’est ce qui, en plus, lui a donné un certain air de clandestinité, c’est-à-dire une certaine classe, et je me suis demandé si j’avais raison de parler d’un lieu où moi-même et mes bandes, selon les moments explosées, implosées, mortes, re-nées, changées, avons vécu avec cette saveur complice qui caractérise le partage d’un même secret. Si ! Parce que là, au cœur de l’ancienne république partisane, entourés et cachés par les bois, nous avons toujours su qu’il y avait, fait uniquement de pierres différentes les unes des autres, et pour ce motif beau et inégalable, notre chalet, notre maison, ce qui, justement, a été notre refuge depuis toujours.

 

Au cours d’une journée limpide du mois de juillet 1974, je vagabondais dans les sentiers du côté gauche de la Val Bagnanco, une branche fermée au fond de la Val d'Ossola. C’était la partie pauvre de la vallée, la moins touchée par les touristes et déjà sous le poids de l’abandon des alpages commencé après la guerre avec l’exode des jeunes attirés par les avantages d’un travail d’ouvrier dans les usines de la plaine au fond de la vallée. Avec cette façon de marcher où ce sont les pieds qui vous mènent, inspiré par les romans de Robert Walser La Passeggiata et des Frères Tanner qui se passent dans les montagnes de la Suisse voisine, le paysage vous séduisait à travers les coups d’œil sur des lambeaux d’alpage avec ses prés bien coupés et ses meules serrées mais encore intactes, avec la quantité d’eau qui courait dans les rus et les torrents, avec les bois épais de hêtres, mélèzes, chênes, châtaigniers et bouleaux. Et c’est au détour d’un sentier en montée d’un des ces bois que je m’étais retrouvé face à ce qui allait devenir notre refuge. Pontasca s’était révélé à moi par ses couleurs, sa lumière, ses figures animées et inanimées comme un cadre vivant. Un alpage caché, entouré de châtaigniers séculaires avec de larges prés sur trois niveaux, une dizaine de chalets traversés par un sentier délimité par une palissade avec, au milieu, une fontaine à deux bacs. Autour des chalets, des noyers, des cerisiers, des pommiers, des poiriers. Dans un pré, une vache et un veau. Tout près, un homme coupait le pré avec les mouvements réguliers de la faux, un peu plus loin, une petite femme était pliée en deux sous le poids d’une hotte pleine de foin. L’Eduardo et la Cesarina étaient les seuls habitants de ce village sans électricité, abandonné désormais et en grande partie de leur propriété. Là, ils y restaient seulement l’été, avec les bêtes, puis à l’automne ils descendaient hiverner dans la vallée.

Les négociations pour acheter un de leurs chalet avait duré un an. Toutes les maisons de cette zone sont complètement en pierre, y compris le toit. Seules les travées, les planchers et les portes sont en bois de mélèzes ou en châtaigner. La structure de ces chalets, élémentaire mais ingénieuse, remonte à l’époque romaine.

En juillet et août 1975, nous nous y étions jetés en tas. Un grand chahut. Nous n’avions pas encore vingt ans, nous faisons parti d'un mouvement anormal, autonome, qui dans nos villages au seuil des Préalpes grossissait de jour en jour. Hommes, femmes, ouvriers plus qu’étudiants. Nous ne nous en rendions pas bien compte, mais nous étions vraiment très nombreux, et nous étions en rogne. Dès que nous en avions la possibilité, nous brisions tout ce qui pouvait être brisé, à l’usine, à l’école, en famille, dans la rue, partout. C’était vraiment chouette. Nous manquions de culture, mais ensemble nous étions intelligents, nous étions méchants, mais ensemble nous étions gentils. Sans le savoir, nous représentions le rébus social du moment.

De nos villages au chalet, il fallait faire un trajet long et compliqué. Il fallait parcourir toute la rive occidentale, tortueuse du Lac Majeur ou traverser avec le ferry. Puis on entrait à travers le vieux Simplon dans la Val d'Ossola flanquées des parois rocheuses de l’épouvantable et mythique Val Grande. Après Domodossola (…) on enfilait un chemin en mauvais état qui deux fois sur trois était impraticable pour les voitures. Le reste, il fallait le faire à pieds en chargeant sur nos dos tout le nécessaire pour un temps proportionnel à la force, à l’expérience et à la détermination de chacun d’entre nous. A chaque fois qu’on montait, il fallait une journée, il fallait une nuit, mais de toute façon c’était toujours une aventure.

Rares étaient ceux qui avaient l’expérience des montagnes, des forêts, des animaux, du feu, du bois, des pierres, de la nourriture. Et du côté pitance, au début c’était un vrai désastre : boites de conserve et sachets lyophilisés. C’est ainsi qu’un jour j’avais décidé qu’il fallait cuisiner. Un camping-gaz et deux casseroles soustraites aux poules du poulailler de la maison. Je me souviens de nos premières expériences de sauces et minestrones où on mettait de tout, avec comme résultat la sensation proche d’une tentative d’empoisonnement au moment de la digestion. Puis, durant une longue période, nous avions utilisé une seule casserole que nous appelions la « padella texana ». A l’intérieur, on y faisait tout, des champignons aux beignets, de la sauce pour les pâtes aux saucisses. On la lavait en la retournant et en la battant sur les pierres de la base de la cheminée.

A l’intérieur et hors de la maison, à la lueur magique des bougies, nous nous entassions entre couvertures, plaids et sacs de couchage, donnant libre cour à tout ce qui était possible dans la tirade sexe, drogue et rock and roll, avec comme intermezzo les discussions politico-révolutionnaires les plus délirantes. Quand le jour commençait, nous nous endormions n’importe où, épuisés. Quand la Cesarina qui se levait à l’aube trouvait quelqu’un de saoul ou dans le ballon en train de vagabonder autour de la maison à la recherche d’un trou où se laisser tomber, elle lui disait : « Ah ! mais vous vous êtes levés tôt ce matin., hein ? »

A la fin du premier été s’était formé un groupe d’irréductibles qui ne voulaient pas descendre dans la vallée. Nous avions fini par rester sans un sou. Nous connaissions déjà les bons champignons, mais avec l’aide d’un livre nous en avions découvert d’autres comestibles. Dans le torrent, nous prenions les truites à la main et dans les pierres et quand il avait plu nous allions à la chasse aux escargots. Nous recueillions des myrtilles, des groseilles à maquereau, des framboises, des mûres, des châtaignes, des baies douteuses. Après avoir ingurgité pendant des jours des kilos de polenta assaisonnée avec ce qui nous tombait sous la main, nous avions fini par nous rendre. Ciang conservait, comme ultime réserve alimentaire, une boite de ravioli à la sauce tomate. Quand il n’était plus resté que cela, va savoir si c’est par entêtement ou pour nous contrarier, il l’avait cachée dans une des failles du village. Il a réussit à mourir sans jamais nous dire où il l’avait mise. Il y a trente-deux ans de cela, et à chaque fois que je viens au village et que je déplace une pierre, je ne peux pas m’empêcher de penser à cette p. de boite de ravioli de Ciang.

Dans la vallée, le 12 décembre 1975, nous avions occupé Cantinone, - un endroit appartenant à la Curie -, pour y faire un Centre social et nous étions devenus dix fois plus nombreux. A partir de ce moment-là, et pendant plus d’une décennie, la grosse clef en fer du chalet avait passé de mains en mains, comme pour dire qu’elle était pendu au clou de socialité de notre mouvement. Durant cette longue période, Pontasca avait été une Commune, en tout et pour tout. De ce moment-là jusqu’à aujourd’hui, Anna, qui a tenu le registre des habitués, a écrit, en plus des noms des chiens, les noms de près de quatre cents personnes.

Au cours des années, à Pontasca, j’ai vu des renards s’arrêter sur le pas de la porte ouverte du chalet, une nuit d’été, alors que je dormais devant la cheminée. J’ai entendu les fouines s’ébattre sous le toit. J’ai vu dans la pluie le loir et l’écureuil faire les saltimbanques sur les branches du noyer. Dans le pré, j’ai rencontré des crapauds, des taupes, des hérissons, des lézards verts, la couleuvre et la vipère. Dans le bois, j’ai rencontré des lièvres, des blaireaux, des chevreaux et des cerfs : La nuit, j’ai entendu les coucous, les piverts, les hiboux et les chouettes. Dans le ciel, j’ai suivi le vol du geai, du corbeau royal, du faucon et de la buse. L’aigle, je l’ai vu une seule fois. C’était à l’aube, je suis sortie sur la porte de la cuisine, j’ai entendu un bruit de branches qu’on agitait. De la cime du châtaigner centenaire de la conque en dessous du chalet, il s’est élevé, lent et sûr. Il a battu des ailes seulement deux ou trois fois, est passé juste au dessus de moi et a effleuré le faîte du toit, puis il a disparu.

Pour rendre habitables les deux pièces du rez-de-chaussée, nous en avons bavé de façon inimaginable. Si on n’en a pas fait l’expérience, on n’a aucune idée de la fatigue qu’implique de tout porter à dos d’homme. Et, pour le transport du sable et du ciment, il n’y avait que des dos d’hommes, sans parler du reste. Cela a duré pendant des années, mais nous y sommes arrivés.

En aval, il y avait notre Centre social, nos sièges, notre lutte contre ce qu’on définissait de plus en plus souvent comme un des laboratoires les plus avancés de la restructuration du travail vers la forme de décentralisation de la production et de l’usine élargie. En amont, il y avait notre chalet, où on se réfugiait seuls, en couples, en groupes, pour penser, s’aimer, rompre, rire, pleurer, discuter, se disputer, étudier, pour tramer des initiatives, des luttes, des coups de main. Je n’ai pas tenu compte du nombre d’amours qui sont nées ou se sont consumées là-haut, mais c’est là qu’une bonne partie de ce qui a bouleversé et enflammé les territoires de la vallée a été médité, parce qu’il n’existait aucun lieu plus adapté à cela. En effet, de jour comme de nuit, en été ou en hiver, qu’il fasse soleil, qu’il pleuve ou qu’il neige, qu’on se trouve dans une maison, sur la route, en voiture ou dans un café, il suffisait d’un mot, d’un regard, on comprenait et on sortait ce qu’on avait sur le moment, et en pleine inconscience consciente, on partait pour Pontasca, même sans argent, même à pied ou en autostop. Une fois, en plein hiver et sur la neige, nous avons traîné jusqu’au chalet un camarade poliomyélitique dans une couverture. Là où se trouvait notre liberté, nous avions besoin de démontrer à nous-mêmes que nous étions capables même de cela.

Ensuite, les années sombres de la persécution et des tourments étaient arrivés. Moi, durant six ou sept ans et entre une chose et l’autre, j’étais parti. De loin m’arrivaient les échos de notre refuge qui résistait, et je savais à travers la façon d’agir d’Anna, discrète mais attentive, qu’avec moi, le chalet avait ouvert sa porte dès les premières minutes. Ensuite, il avait encore fallu attendre que passent toutes les délicieuses années de fange, l’ineffable décennie 80 qui a changé tout et tout le monde. Mais notre chalet, là depuis plus de deux cents ans, restait là, sûr et silencieux, en train de nous attendre. Pendant ce temps-là, avec la tourmente, entre suicides, overdose d’héroïne ou SIDA nous avions enterré une centaine de personnes appartenant à notre mouvement ou contiguës.

Dès qu’on avait recommencé à le fréquenter, notre chalet s’était amélioré comme on n’avait jamais réussi à le faire jusque-là. En 1990, nous avons même organisé le mariage de deux de nos camarades en utilisant un hélicoptère pour le transport des choses nécessaires. Ensuite, nous nous sommes lentement tournés vers ce que nous avions ignoré de façon stupide : l’échange de mots, de gestes et d’objets avec nos montagnards. Jusque-là, eux ils nous avaient regardés avec une curiosité ironique et amusée, qui alternait avec des colères à cause de la répétition de nos démonstrations d’inculture du lieu. Mais, en même temps, ils nous avaient toujours gratifiés d’un respect un peu fermé parce qu’ils devinaient ce que nous pouvions être et faire en tant que collectivité qui avait choisi de façon têtue d’aller dans un endroit que leurs pays désertaient. Il a fallu des années, ou mieux des décennies pour conquérir la confiance de nos montagnards, âgés pour la plupart, et que nous avons vu partir l’un après l’autre avec grande tristesse. Mais aujourd’hui, pour le peu qui reste, nous sommes désormais des leurs, et ceci nous rend absolument fiers et heureux.

Durant ces dernières années, l’abandon des alpages a comporté d’ultérieures aggravations. Les chalets, merveilleux monuments alpins, laissés à eux-mêmes, s’écroulent lentement. Les bois avancent inexorablement en remangeant les prés des pâturages arrachés par les vieux montagnards un centimètre après l’autre avec une immense fatigue. Les sangliers, inexistants autrefois, se reproduisent maintenant en colonies incontrôlables qui dévastent ce qui reste des prés avec leurs trous. Et, pour finir, scellant la fin d’une époque de cent ans et plus, le « vagabond sanguinaire » comme l’appelle Renzo, l’historique garde-chasse de la vallée, est réapparu : le loup.

Il y a quelques jours, dans la profondeur de la nuit et face au feu dans la cheminée, je pensais à tout cela tandis que dehors il pleuvait, regardant les meubles à l’intérieur de notre chalet, l’un des rares, dans la vallée, à être resté fidèle au plan original fait dans une totale austérité. Et moi qui ai traversé et retraversé ces bois durant des années dans la nuit, même seul, à la lumière des torches ou parfois à peine éclairés par la lune, moi qui en ai senti tous les animaux, ai vu et appris à les connaître, du plus inoffensif au plus perfide, dans la profondeur de cette nuit j’ai tout à coup eu la sensation d’une menace, la sensation aprque là, derrière la porte du chalet, sous la pluie, il y avait un sanglier, et un loup un peu plus loin. J’ai eu la sensation que notre refuge était en état de siège, qu’il n’était plus sûr. Et, à ce moment-là, pour la première fois en plus de trente ans, j’ai presque eu peur.»

Sergio Bianchi « La casa nel bosco », publié dans Il Manifesto le 13 septembre 2007.

Traduction de l’italien ImpasseSud.

 


Que de souvenirs tout à coup ! Un chalet-refuge, moi aussi je l’ai connu, même si ses fréquentateurs étaient surtout attirés par le goût du ski. Il nous appartenait trois mois par an, de Noêl à Pâques, et après avoir payé le car qui nous en rapprochait, après avoir fait à pieds deux ou trois kilomètres, sacs et skis sur le dos, il suffisait d'un franc pour y passer la nuit. Comme mobilier, seuls un vieil évier en pierre, un fourneau à bois, une table, quelques chaises, et de vieux matelas que nous étendions sur le plancher. Que de fondues et de bons coups, de nuits enfumées et sans sommeil, de rires aux larmes, de sentiments qui s’éveillaient ou s'exaspéraient….

 

Mais où est désormais la montagne dont on parle ici, entre l'envahissement du tourisme et les saccages que causent ses infrastructures et sa mentalité pleine d'arrogance, d'avidité, d'abus, d'interdits, de poteaux indicateurs, de contingentements et de réglementations ? Et que dire de la fausse écologie capricieuse, infantile et sans critères qui y réintroduit de force des ennemis séculaires comme le loup et l’ours, avec leurs bagages de risques et de peur ?

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Vendredi 21 Septembre 2007, 07:36 dans la rubrique "Récits".