Fils d’un ascète qui, dans l’Inde encore britannique, a fini par s’empêtrer irrémédiablement dans un vœu prononcé pour protester contre les privilèges de sa caste et la culture anglaise et pour suivre les appels et principes de Gandhi, qui l’a poussé, dans un but de renonciation et de sacrifice, à épouser une paria laide, à la peau sombre, aux pieds noirs et avec deux grandes dents, Willie Chandran éprouve une sorte de mépris pour son père qu’il considère comme un opportuniste, un héros manqué. Elevé, tout comme sa sœur, dans une école missionnaire américaine selon les désirs de leur mère qui l'avait fréquentée, il se sent continuellement tiraillé entre les discriminations implicites des élèves et des critères de vie occidentaux et son infatuation pour le mode de vie américain qu’incarnent ses enseignants. Doué pour l’écriture, il finit par obtenir une bourse d’étude qui lui permet de partir à Londres, la Londres des années cinquante.
Là, il entre en contact avec la réalité des émigrés des Caraïbes et des premiers incidents raciaux, va à la recherche de satisfactions sexuelles non concluantes qui finissent par le faire glisser dans une sorte de paralysie affective, et fréquente le monde bohémien qui anime la vie de Nottingham Hill. Il y fait cependant deux découvertes. La première, à la suite de sa rencontre avec Krishna Menon, semble démontrer que cet homme-là, bien que porte-parole de l’Inde aux Nations Unies, vit, tout comme son père, sans connaître son temps. La seconde, c’est que les règles sociales ne sont rien d’autre que des règles créées de toutes pièces puis imposées. Alors il recommence à écrire des histoires dans un cadre colonial selon ses propres règles, et finit par publier un livre de récits qui réussit à obtenir les applaudissements, modérés, de la critique.
Ce livre lui vaut cependant la profonde admiration d’Ana, une jeune Africaine au sang mêlé, qui tombe amoureuse de lui, et accepte qu’il l’accompagne quand elle retourne dans la ferme qui est la sienne, dans la colonie portugaise de l’Afrique orientale où commencent à s'étioler les derniers rites du colonialisme. Il y restera dix-huit ans. Là il découvre un autre monde, complètement différent, fait de Portugais pur sang, de colons de deuxième génération, de demi-sang, propriétaires de fermes, occupés avant tout à gagner de l’argent. Tout en se sentant accepté, il n’arrive cependant à se débarrasser du sentiment d’extranéité qui l’accompagne toujours et partout qu’à travers des rapports sexuels effrénés avec des adolescentes africaines, ses rapports avec Ana, plutôt timide et réservée, étant d’une autre espèce. Jusqu’au moment où il reconnaît avec amertume, la quarantaine sonnée (« la moitié d’une vie »), d’être resté comme une chrysalide : inachevé, sans citoyenneté ni métier, et en grande partie ignare de la vie et de lui-même.
Alors il part, et va rejoindre, à Berlin, sa sœur qui, entre-temps, a couru le monde avec un cinéaste de gauche allemand qui vient de la laisser tomber.
Roman magnifique dans lequel deux choses sont fascinantes. Tout d’abord, l’histoire en elle-même avec cette recherche d’identité, individuelle et collective, profondément originale et pleine de détails historiques dans un cadre de fin de colonialisme mais aussi (vu qu’il s’agit d’un roman écrit après sa chute) dans une optique post-colonialiste, à travers les préjudices, les privilèges, les discriminations, les luttes raciales et sociales. Ensuite, parce qu’avec son style dépouillé qui ignore le superflu, Vidiadhar Surajprasad Naipaul consigne à la littérature un portrait mémorable qu’on peut classer dans la colonne des déracinés. Un portrait qui se réfère sans doute à lui-même, poète des apatrides et de ceux qui ne trouvent leurs propres racines que dans l’écriture, illustrant on ne peut mieux le « pour avoir mêlé narration perceptive et observation incorruptible dans des œuvres qui nous condamnent à voir la présence de l'histoire refoulée », raison pour laquelle il a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2001.
A lire, absolument.
Mots-clefs : Livres, Asie, Europe, Afrique, Société, Occident, Immigration, Religions
Commentaires et Mises à jour :
Le ton de V.S. Naipaul y est très intéressant, direct, dérangeant. Le portrait qu'il fait des "restes" du Portugal au Mozambique est pertinent.
@ bientôt,