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"La Passion du Christ" vue par Umberto Eco
--> Un regard qui ramène l'évènement cinématographique à sa juste valeur... commerciale.

"Ne touchez pas à mon Fils!" "Et bien oui! Redoutant une série de demandes et pour résoudre la question une fois pour toute, je suis allé voir "La Passion du Christ" de Mel Gibson. Et même avant les autres, dans un pays étranger (où, pour le moins, il était interdit aux mineurs). De toute façon on y parle en araméen et au maximum, on comprend les Romains quand ils hurlent "I" pour dire "dégage!".

 

Je dois tout de suite dire que ce film, très bien fait du point de vue technique, n'est ni l'expression d'un antisémitisme ni celle d'un fondamentalisme chrétien guidé par l'obsession d'une mystique du sacrifice sanglant. C'est un "splatter", un film qui a l'intention de gagner beaucoup d'argent en offrant aux spectateurs tellement de sang et de violence que "Pulp fiction" en devient un dessin animé pour les enfants de l'école maternelle. Tout au plus, des dessins animés de Tom et Jerry, il récupère la leçon d'une affaire dans laquelle les gens sont écrasés par mille rouleaux compresseurs et réduits à un CD, tombent d'un gratte-ciel et se cassent en mille morceaux, sont écrasés derrière une porte. Avec tellement de sang en plus, des hectolitres de sang, évidemment transportés sur le set par dix camions citernes, receuillis en mettant au travail les vampires de toute la Transylvanie.

 

Ce n'est pas un film religieux. Du message de Jésus, il sous-entend avec désinvolture ce qu'on a appris pour faire sa première communion. Ses rapports avec son père sont hytériques et absolument laïques, comme ceux de Charlie Manson pourrait avoir avec Satan; mais Satan lui-même manque de majesté, apparaissant de biais ici et là travesti en petit pédé, restant pour finir, lui aussi, sur sa faim face à une telle effusion de globules rouges. D'autre part, l'image la moins convaincante est l'image finale de la Résurrection, plus proche de la "Nuit des morts vivants" que d'une peinture de la Renaissance. Ce film n'a rien de la sublime réticence des Evangiles. Il met en scène tout ce que ceux-ci taisent pour laisser les fidèles à leur méditation silencieuse au sujet du plus grand sacrifice de l'histoire. Là où les Evangiles se limitent à dire que Jésus a été flagellé (trois mots dans ceux de St. Mathieu, St. Marc et St. Jean, pas un mot dans celui de St. Luc), Gibson fait frapper Jésus avec des roseaux, puis avec des chaînes pleines de clous, et pour finir avec des merlins, jusqu'à ce qu'il ait l'aspect d'un hamburger mal cuit, c'est-à-dire tel que les clients des Mac Do s'imaginent la viande hâchée jusqu'au spasme.

 

La haine de Gibson pour le Nazaréen doit être indicible. Va savoir quelles sont les antiques répressions dont il se défoule sur ce corps toujours plus sanguinolant, et heureusement que la philologie ne le lui permet pas, autrement il lui aurait fait appliquer des électrotes sur les testicules et administrer un lavement avec de l'essence. C'est ainsi que, selon certains, on devrait éprouver un frisson salutaire face au mystère de la rédemption. Peut-être bien.

 

Film antisémite? Si on avait voulu faire un "splatter western" (ou plutôt "eastern"), les parties auraient été claires, les bons contre les méchants, les méchants devant être tellement méchants qu'on ne puisse pas l'être plus qu'eux. Mais si les très méchants sont les prêtres du temple, les Romains le sont encore plus, comme Pat Hibulaire quand il attache Michey sur la chaise de la torture en grimaçant. Il est évident que Gibson devait penser qu'en représentant les méchants sous le visage des Romains (Asterix nous l'avait déjà dit), il ne prenait pas de grands risques, tandis qu'avec les Hébreux, par les temps qui courent, il faut être plus prudent. Mais il ne faut pas trop en demander à quelqu'un qui a décidé de nous servir un "steak tartare" avec beaucoup de poivre et de ketchup. Gibson a eu quelques résipiscences, et il a montré trois hébreux et trois Romains presque bons, assaillis par le doute (ils regardent le public comme pour dire : "Est-ce qu'on serait en train d'exagérer?"), et toutefois, c'est justement leur perplexité qui sert à accentuer l'impression qu'il faut que tout, dans ce film, soit insupportable, et qu'on vomisse en voyant ce qui gicle de la cage thoracique.

 

Imaginez que Manzoni (ici Eco se réfère au livre "Les Fiancés", NdT), au lieu d'accueillir la leçon des Evangiles en laissant seulement deviner avec une sublime réticence ce qui était arrivé à la Religieuse de Monza (...), nous ait montré la pauvrette en train de faire un strip-tease, s'offrant à des fellations répétées, se faisant sodomiser avec du savon ("Le Dernier Tango à Lecco") et soumettant le méprisable Egide à des punitions sadomaso, avec, aux pieds, les petites bottes russes d'une Vénus en fourrures. Gibson saisit au vol l'idée que Jésus a dû souffrir, et tout comme Poe qui pensait que la chose romantique la plus émouvante était la mort d'une belle femme, il a l'intuition que le "splatter" le plus rentable est celui dans lequel on met le Fils de Dieu dans un hâchoir. Il y réussit très bien, et je dois dire que, quand Jésus meurt, finalement, finissant ainsi de nous faire souffrir (ou jouir) et qu'un ouragan se déclanche, que la terre tremble et que le voile du temple se déchire, on éprouve une certaine émotion, car à ce moment-là, on entrevoit, même si c'est sous forme météorologique, un souffle de cette transcendance qui fait tellement défaut à ce film. Oui, le Père fait entendre sa voix, mais c'est alors que le spectateur de bon sens (mais aussi le croyant, je l'espère) se rend compte que c'est contre Mel Gibson que le Père se met en colère." Umberto Eco (Traduction de l'italien ImpasseSud)

 

Publié sur L'Espresso, n° 16, 2004..

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Lundi 19 Avril 2004, 15:18 dans la rubrique "J'ai vu".

Commentaires et Mises à jour :

sarah-k
19-04-04 à 16:28

Merci pour la traduction Impasse.
ça c'est de la critique de film :-)!

 
ImpasseSud
19-04-04 à 16:32

Re:

Merci à toi pour la suggestion.... C'est vrai que ça fait du bien de remettre les choses à leur place :-))))

 
sarah-k
19-04-04 à 16:40

En fait

Je crois que cette critique arrive à point.
J'allais encore monter sur mes grands chevaux et pour dire quoi, hein :-))!

 
ImpasseSud
19-04-04 à 17:03

Re: En fait

Quand je pense au nombre de personnes qui n'ont lu aucun des quatre Evangiles (et chez les catholiques, c'est la grande majorité), et qui maintenant vont prendre ce film comme parole d'Evangile.....
La versatilité de la foule....

 
Marco-Bertolini
20-04-04 à 14:59

Bravo !

Bravo pour cette magnifique traduction, ImpasseSud, j'y retrouve toute la truculence et le style de l'auteur de la Bustina di Minerva.

Je crois en effet que la réaction d'Eco est la plus saine devant cet étalage de chair meurtrie (je n'ai pas vu le film) : rire d'une telle ânerie.

Mais j'ai bien peur, tout de même, que tout le monde ne l'interprète pas avec une telle désinvolture : déjà les Palestiniens le revendiquent pour justifier la haine des Juifs (comme s'ils avaient besoin de ça, surtout en ce moment !).   Heureusement qu'on ne nous assimile plus à des Romains, ou bien qu'est-ce que les Italiens se prendraient !!!

J'ai vu un reportage à la télé belge qui montrait l'utilisation que des télévangélistes américains font du film : ils ont créé un programme de cours sur DVD : six semaines pour se préparer au film et à son interprétation évangélique.  C'est à pleurer... de rire !

Mais ce sont ces gens-là qui tiennent le haut du pavé aux Etats-Unis pour le moment...

 
ImpasseSud
20-04-04 à 16:31

Re: Bravo !

Moi aussi j'ai vu quelque chose de très triste suite à la sortie de ce film qui démontre comment il est en train de déformer les esprits.
Je connais un jeune homme, garçon très brillant qui a abandonné des études d'ingénieurs pour entrer au séminaire. Hier je l'ai entendu parler de ce film avec un énorme enthousiasme, disant que tout le séminaire l'avait vu, qu'ils y avaient même accompagné une bonne partie des gens d'une paroisse, qu'il fallait absolument voir ce film, que tout y vrai... en accord avec les Evangiles, etc.... Je suis restée bouche bée.... Comment ont-ils fait pour faire de lui quelqu'un prêt à croire à n'importe quoi? A moins qu'au séminaire on prenne désormais pour bon les évangiles apocryphes... si tant est qu'il en existe avec de telles minuties dans les détails ...
Il n'y a pas qu'aux USA qu'on en profite, au Vatican aussi.