Depuis l’invention de la photographie par Nicéphore Niepce en 1816, mais surtout après sa divulgation, on avait pris l’habitude de considérer qu’une photo reflète obligatoirement la réalité. Bien sûr, la réalité peut aussi avoir des aspects différents compte tenu du fait qu’une photo n’est que le prolongement de l’œil humain guidé par un goût et un choix personnels sous un certain angle de prise de vue, mais ce qu’elle nous montre est de toute façon beaucoup plus réel qu’un long discours fait de mots et d’associations approximatifs. Mais quelle est la part de vérité dans une photo (ou une vidéo) issue d’un appareil digital? Combien de manipulations peut-on effectuer sur ces impalpables bits et combien de secondes fins peut-on atteindre en diffusant certaines images?

Le cas des photos truquées du Daily Mirror montrant des soldats anglais en train de s’acharner sur des prisonniers iraquiens est seulement la dernier des exemples flagrants de manipulation. Ce qui est sûr, cependant, c’est que même fausses, mais présentées dans le contexte douteux de la soi-disant guerre contre le terrorisme, elles ont quand même eu le temps de produire leur effet sur la population. A vrai dire, il y a eu un double impact. Tout d’abord l’horreur et la honte, face à une cruauté et un sadisme qui ne rebutent pas le moins du monde des êtres humains qu’en temps de paix on connaît sous un autre jour. Et ensuite, le doute : si on ne peut même plus croire à ce que montre une photo!

Les photomontages ne datent pas d'aujourd'hui, mais jusqu’à présent ils étaient relativement faciles à déceler. Mais à l’ère de la photo digitale c’est une toute autre histoire, et seuls certains services d’investigation possèdent l'expertise essentielle pour démasquer les faux. Parmi les sites web spécialisés dans la chasse aux manipulations, on peut citer Snopes.com qui passe son temps à démolir les fausses nouvelles (hoax) qui circulent sur la Toile.  Ce sont eux qui ont démenti la photo où le candidat démocrate à la présidence des Etats-Unis, John F. Kerry,  se retrouve en compagnie de Jane Fonda lors d'un discours contre la guerre du Vietnam. Mais en attendant, le New York Times l’avait déjà publiée. On peut également citer Ed Lake, alias Fake Detective, dont la spécialité consiste à individuer et à dénoncer les faux nus des célébrités.

Sommes-nous donc en train d’assister à la crise d’identité de la photographie? De l’instrument auto-évident qu’elle était, elle est en train de se transformer en un objet de manipulation, proie facile pour les pollueurs de l’informations, prêts à publier n’importe quoi, ou désireux d’influencer l’opinion publique pour mieux servir le pouvoir ou une idéologie. Avec Photoshop, les anciennes certitudes se sont effondrées. Désormais, les images sont ductiles et on peut les transformer à l’infini. Une photo ou une vidéo deviennent comme les mots, susceptibles d’approximation ou, encore pire, de distorsion. Le fait que l’une et l’autre puissent être manipulées implique la fin de la crédibilité, même pour les photos et les vidéos les plus vraies. Et il n’existe pratiquement plus aucune preuve à l’appui de la vérité ! Dans le cas de John F. Kerry et Jane Fonda, le photo reporter Ken Light qui avait fait l'original était encore en possession du négatif, donc le démenti ne s’est pas fait attendre. Mais aujourd’hui?

La digitalisation aurait-elle donc asséné un coup mortel au pouvoir qu’avait une instantanée dans l’information, dans la dénonciation des scandales, et dans les mouvements de masses qui s’en suivaient ? « Sans photo, pas de massacre » n’est-il pas le leitmotiv de certaines organisations humanitaires ? Et pourtant à certains professionnels comme Pedro Meyer, le fameux photographe mexicain, le monde des bits ne fait pas peur : « Pendant trop longtemps, on a chargé les photos d’un excès de fidélité à la réalité, et le fait que désormais on puisse se libérer de cette constriction pourrait être une bonne chose. Surtout pour le public. » « La photo est le seul médium témoin de soi-même. (…) Nous nous défions des mots parce qu’il s’agit de mots, mais nous croyons aux photos parce qu’il s’agit de photos. Tout cela est absurde. Nous avons la responsabilité d’enquêter sur la vérité, de nous approcher des images avec soin et attention. Les gens doivent comprendre qu’une image n’est pas la représentation de la réalité ».

Faudra-t-il donc désormais se comporter pour les photos ou les vidéos comme pour les nouvelles, contrôlant la véridicité des faits et des sources, cherchant des recoupements? Dernièrement, la diffusion mondiale des diapositives digitales a augmenté de façon démesurée la réserve des sources et des signalisations. Alors ne serait-il pas temps de redéfinir les règles de leur utilisation en obligeant ceux qui y puisent à en contrôler l'exactitude? A vrai dire, l’idée est loin de me déplaire…

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