A l’époque des hypermarchés, des multinationales, des mégalopoles, des superproductions et des superpétroliers, des missiles mégatonniques, des gigabits et des nanoréseaux, des G numero X et des rencontres au sommet à tous bouts de champ, ce qui m’impressionne et parfois même m’attendrit, c’est tout ce qui est encore à mesure d’homme, comme le plus gros qui a besoin du plus petit, le plus fort qui ne peut pas se passer du plus faible. Quelle plus belle illustration que les allers et venues des pilotines, ces passeurs de la mer qui « servent » les bateaux ?
Si le franchissement du Détroit de Messine (
C’est dans ce cadre que la pilotine entre en jeu, devient reine, car le recours au pilote est obligatoire pour tous les navires de plus de 10.000 GT de jauge. Même si les gros pétroliers n’ont plus droit de passage à cause de leur potentiel dévastateur, les porte-conteneurs, les plateformes, les paquebots de croisière, les cargos de toutes sortes et de tous pavillons, hélas toujours plus rarement au vent, « montent et descendent » jour et nuit.
Nous aimons marcher sur la rive, juste à l’entrée et regarder. L’espace est vaste, libre, et un petit vent frais vient souvent vous caresser les joues ou vous faire frissonner.
Un porte-conteneurs de 200 mètres s’annonce au nord, turquoise avec ses montagnes de boites de toutes les couleurs. Le « corpo dei piloti dello Stretto di Messina » a été prévenu, et la petite vedette noire à la cabine blanche avec son inscription « PILOTA » arrive déjà. Elle s’élance de tous ses chevaux, fend les eaux ou saute sur la cime des vagues, vire et va se coller à la coque qui poursuit son parcours. L’échelle souple descend, et sur le flanc se dessine la silhouette du pilote qui monte comme un alpiniste attaque sa paroi. C’est lui qui va apprendre au commandant de bord les secrets des fonds et des courants. Le capitaine de la pilotine reprend sa course, loin devant ou loin derrière, surtout loin de l’hélice qui vous aspire, ou parfois même reste à son flanc, car, pour passer le Détroit un quart d’heure, vingt minutes suffisent amplement. Il est temps de récupérer le pilote. La vedette s’approche à nouveau de l’échelle de corde, le pilote redescend. Le moment est délicat, requiert du capitaine de la pilotine grande expérience, main sûre et regard infaillible. Le pilote saute à l’avant, peut-être avec une cartouche de cigarettes ou une bouteille de whisky. Le pilotage est tarifé, mais par ici, il s’agit encore d’un service qu'on aime parfois remercier.
Avant que la pilotine n’ait le temps de rentrer au port, voilà un gros monstre blanc à « servir ». Lourd immeuble ambulant percé de centaines de petits hublots, il arrive du sud, peut-être des îles grecques. Autour, le paysage est magnifique (1-2-3-4), pas un dock, pas une grue, mais deux minces rives de sable tachées de barques au repos au bord d'une pente douce du côté sicilien, de l'abrupt des Apennins du côté calabrais. Les passagers l’admirent-ils ou sont-ils déjà blasés par trop de beauté ? La pilotine arrive en hâte, s’approche, fourmi câline, et la silhouette du pilote disparaît dans une petite porte qu’on ouvre subrepticement : c'est en toute sûreté qu'il va « faire passer » le précieux chargement humain qu’on lui confie. A l’embouchure nord, les habitués du détroit libèrent le pilote le plus vite possible, les autres le gardent encore quelques miles, car il ne faut surtout pas virer de bord immédiatement. L’avancée de Charybde est là, il faut poursuivre, non pas tout droit mais très légèrement nord-nord-ouest, pour éviter Scylla. Le pilote récupéré, la pilotine et ses deux hommes prennent la direction du port, peut-être réjouis par l’idée du plat de spaghetti fumants qui les attend.
Mais non, la revoilà. Cette fois la pilotine tient compagnie à un remorqueur qui, au bout d’un long câble, tire une énorme plateforme. Un remorqueur, ce n’est pas bien gros, c’est très fort. Mais, à côté de lui, la pilotine ressemble à un caneton qui se serre contre sa mère. Et pourtant, à ce moment précis, malgré l’assistance technique des indicateurs, du radar, du système VHF, de la puissance des moteurs, et même la grande compétence du pilote, la sécurité du Détroit est dans les mains d’un seul homme face à la mer, le capitaine de la pilotine.
Des pilotines, il y en a dans tous les ports et tous les estuaires, dans tous les passages délicats. Le spectacle de ces gens de mer au travail est une belle leçon qu'on devrait imposer régulièrement à tous les décervelés de l'économie globale et de la technologie. Ne serait-ce que pour qu'ils reprennent contact de temps en temps avec les simples réalités de la planète Terre.
PS : que ceux qui ont aimé ce récit aillent lire cet autre récit.
Mots-clefs : Méditerranée, Italie, Europe, Planète Terre, Eau, Société
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