Les acteurs, ce sont presque tous des condamnés à perpette. Sur la scène, il y a également ceux qui n’ont que quelques années à faire, mais toujours dans le secteur des peines de sécurité, celui qui se trouve à côté des installations de sport, sur la droite de la longue allée de Rebibbia (prison de Rome) où à l’heure des visites, les énormes grilles s’ouvrent et commence la procession des jupes et des sacs en plastique. Quelques vêtements, de la nourriture, la nouvelle que la maison est vendue : « De toute façon, quelle importance ? », murmure à son amie une femme de la file. Personne n’a hâte d’arriver ou de partir.
Le temps semble s’être arrêté : ici, c’est « l’île » Rebibbia. La même qui ira en scène avec une vingtaine de détenus, les plus dangereux du complexe, tous napolitains. Depuis le mois d’octobre ils répètent
Pour lui, l’île où se réfugie Prospero, le duc de Milan auquel Antonio a usurpé son règne, est une prison, terme qui revient souvent dans sa version. « Mais c’est une prison qui aide à s’évader, parce que l’art abat les murs, il les rend transparents », raconte Prospero-Cosimo R., condamné à vie.
Il a déjà passé 27 ans derrière les barreaux, et il ne sait ni si ni quand il sortira. Mais c’est grâce à lui qu’on fait du théâtre face aux fauteuils violets du théâtre de la prison. Quelqu’un lui fait remarquer que ses cheveux blanchissent un peu plus chaque jour : « En tôle, on vieillit plus vite », commente-t-il avec un sourire en coin, « on végète vivant. Pour pouvoir jouer, j’ai fait la grève de la faim jusqu’à ce qu’un jour le directeur vienne me dire : « Vous, vous mettez la table, moi je pense au plat de résistance. » Il est devenu directeur de troupe : « Tous les autres détenus, c’est moi qui les ai engagés. Ça n’a pas été facile. Si j’avais été un détenu quelconque on m’aurait ri au nez, mais c’est grâce à mon CV de malfaiteur que je les ai convaincus. »
Cosimo a été tueur de la camorra (la mafia napolitaine). Il le dit sans se faire prier, c’est un « capo », et, comme lui, un bon nombre de ceux de son groupe. Quand ils défilent dans la cour, les autres les saluent avec respect, le respect qu’on doit à un boss. « Même si maintenant j’ai l’impression d’être une brebis. Interpréter le personnage de Prospero m’a mis en crise, m’a fait réfléchir, et souffrir, énormément. Le théâtre a libéré tous les tabous, il n’y a plus de hiérarchie, et les chefs se sont retrouvé en crise parce qu’il a créé un vide du pouvoir, il a fait tomber les masques des durs et les problèmes ont émergés tous ensemble », continue-t-il avec des yeux bleus qui s’enflamment. « Pour moi, sa baguette est devenue ce qui, un temps, était mon révolver. Prospero, c’est quelqu’un qui a pardonné. Moi, je n’éprouve aucune pitié pour le « repenti » qui m’a vendu, mais je n’éprouve aucun désir de vengeance. J’ai compris qu’on peut changer les choses seulement avec l’amour ». Et il monte sur la scène.
Il est suivi par Ariel-Salvatore S., un type qui démontre, dès qu’on le regarde, ce qu’il est et ce qu’il a été, un titi napolitain. Un mètre soixante, à peine plus, deux grands yeux écarquillés. Quand il voit arriver Valentina, la seule actrice de profession du groupe qui vienne « du dehors » avec le scénariste Fabio Cavalli, il se cramponne aux barreaux de sa cellule et il l’appelle à gorge déployée : « Valentinaaaaaaaaa, Valentinaaaaaaaa ! ». Il a trente-deux ans, six de tôle, encore deux ans avant de sortir. Des petits coups, aggravés par sa participation à une association de malfaiteurs : « Grâce au théâtre, je suis en train d’acquérir des émotions, un truc dont j’avais pas la moindre idée avant, et ça me fait un peu peur. Ariel est un personnage plus beau que moi, et quand je commence à jouer, il n’y a plus rien d’autre qui compte ». Quand il entre en scène il le fait en chantant et en dansant, il se déplace avec l’agilité d’une marionnette, une force de la nature, on a l’impression qu’il est né pour devenir acteur. Même Carlo Cecchi s’en est aperçu quand il est venu il y a quelques semaines pour voir les répétitions, et il paraît que maintenant il attend qu’il sorte pour l’engager. Le dialecte du XVIIe siècle lui sort comme de source, il ne fait pas la moindre erreur, maintenant il est complètement là-haut.
Valentina Esposito, Miranda, l’aime beaucoup. C’est également l’unique femme avec laquelle ils sont en contact jusqu’à l’heure des visites. « Les premières fois, ils étaient très embarrassés, ils me tenaient à distance. Ils avaient même peur de m’effleurer, même s’il s’agissait d’un mouvement scénique, et ils me demandaient continuellement ma permission. Puis ils se sont détendus. Avec eux, j’ai dû oublier mon allure professionnelle, ils sont d’une simplicité désarmante ». Désormais, cela fait deux ans qu’ils se connaissaient, Cosimo l’appelle « fillette » car il a une fille de son âge.
Ensemble ils ont déjà joué « Napoli milionnaria », toujours d’Eduardo de Filippo, toujours avec la mise en scène de Cavalli. Ils se sont retrouvés à couteaux tirés et étaient sur le point de tout laisser tomber. « J’étais arrivé alors que le travail avait déjà commencé avec Enrico Maria Salerno, qui, aujourd’hui encore, finance le tout. Les rôles des femmes, ils les jouaient tout seuls, avec des perruques. Je leur avais tout de suite dit de les enlever et le drame avait éclaté. Personne ne voulait renoncer à la sienne, et pas même aux décors de fond peints à la main. Là, j’ai compris combien leur goût parthénopéen pour le travestissement est fort. Après de longues disputes, j’ai cédé pour les perruques et eux pour les décors. »
Maintenant ils se mettent dans les mains de Cavalli comme des enfants, « mieux que les acteurs de profession qui critiquent toujours tout ». Leur faire apprendre leurs rôles n’a pas été difficile, « c’est des gens qui avaient l’habitude de commander, le gotha du crime. Il y a ceux qui ont préféré vingt ans de tôle plutôt que de donner les noms de leurs complices. Depuis qu’ils ont compris qu’ils peuvent se fier à moi, je leur ai appris à se couler dans leur rôle, à pleurer. Un jour, alors que sept d’entre eux pleuraient sur la scène, les quinze autres qui faisaient les spectateurs les ont suivis en éclatant en sanglots », « nus, désormais », contraints à voir ce qu’ils sont. Le 25 mai, à Rebibbia, on projettera le film « Fatti della banda delle Magilana »* de Daniele Costantini. Parmi les acteurs il y a quelques prisonniers de droits commun. Pour eux aussi jouer est devenu une façon de sortir au grand jour, de se racheter aux yeux de leur famille et de la société…. Parce que leurs « Tempêtes », c’est dedans qu’elles font rage.
(Traduction libre de l'italien par ImpasseSud de "Metti un giorno a Rebibbia, Shakespeare in napoletano", Gaia Giuliani, La Repubblica, galerie de photos)
Personnellement, j'aime le théâtre, je l'ai toujours aimé. Non pas seulement pour sa capacité de vous distraire, de vous faire passer un bon moment, car le cinéma ou un livre peuvent en faire tout autant, mais pour cette sorte de corps à corps dont on devient très vite protagononiste qu'on soit acteur ou spectateur, qui vous oblige à descendre jusqu'au fond de vous-même. Il s'agit d'une expérience intime dont on ressort toujours différent.
*Il s'agit des versions fournies par des "repentis" de l'histoire vraie (extraite librement de l'instruction qui existe au Parquet de Rome) d'une bande de criminels qui opéra à Rome entre 1977 et 1991, unique en son genre. Sans chef réel mais avec des cours de formation, partant du trafic de drogue elle se retrouve rapidement en train d'agir dans les milieux politiques, la massonerie et les services secrets,
Mots-clefs : Société
