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Márai Sándor, « Les braises » (1942)

Nous sommes en 1940, l’Europe est de nouveau en guerre. Dans son château isolé aux pieds des Carpates, Henrik*, un vieux général de soixante-quinze ans, reçoit une lettre qui lui annonce « la » visite qu’il attend depuis quarante-et-un ans. Quarante-et-un ans et quarante trois jours très exactement, depuis ce 2 juillet 1899 qui a vu le bouleversement de toute sa vie. Celui qu’il attend, c’est Konrad, l’ami inséparable de sa jeunesse, dont il a partagé très étroitement l’existence pendant vingt-quatre ans, bien que leurs fortunes, qualités et penchants soient totalement différents ; l’ami qui lui a présenté Krisztina, son épouse, morte il y a plus de trente ans ; l’ami qui, au soir de ce 2 juillet 1899, après une étrange partie de chasse et un dîner à trois, est parti inopinément pour les Tropiques, sans avertir, sans explications et sans plus donner signe de vie. Y a-t-il eu désir de meurtre, trahison ? En quarante-et-un ans, le vieux général a eu tout le temps de retourner la question, d’acquérir même une certitude, mais il reste néanmoins convaincu qu’il a besoin de connaître « la » vérité, et que c’est ce besoin qui l’a maintenu en vie, comme les braises qui tiennent le feu en mémoire.

Tandis qu’avec l’aide de Nini, sa très vieille nourrisse, Henrik recrée minutieusement le cadre de ce dernier soir pour sa réception, il repasse mentalement la vie de ses parents, sa jeunesse et l’amitié réciproque qui les a liés, Konrad et lui-même, aussi fortement que deux jumeaux homozygotes.

Après un dîner identique où ne manquent que les écrevisses, le règlement de comptes commence, au coin du feu devant lequel un des trois fauteuils est vide, et dans la pénombre d’une nuit d’orage bientôt sans lumière. Après que Konrad ait raconté « ses » Tropiques et son transfert à Londres sans fournir d’autre explication sur son départ que celle d’une absence de choix, Henrik prend le relai, dans un très long monologue, prolixe et parfois répétitif, comme pour mieux soulager le trop plein d’émotions, de souffrances, de déceptions, d’interrogations qui ont rempli chaque jour de sa vie pendant quarante-et-un ans, à propos de l’amitié, de l’amour, de son mariage, de sa femme, de la chasse, déplorant la disparition des valeurs morales d'une époque désormais révolues. Puis il arrive à cette journée fatale : la tension du récit est telle qu'elle saisit le lecteur à la gorge, devient presque insupportable, ... vers la formulation des deux questions qu'il juge cruciales…

 

Voilà donc un roman à la trame magistralement élaborée, d’une très belle écriture, limpide, entraînante… mais dont l’histoire m’a indisposée. Il y a quelque chose d’invraisemblable dans la rencontre de ces deux vieillards après les évènements qui les ont séparés il y a si longtemps, de pathétique, d’indécent dans ce déballage à un âge aussi avancé, comme si, à cet âge-là justement, on ne savait pas encore qu’il y a des plaies qu’aucune explication ou règlement de comptes ne pourra jamais cicatriser, et que, plutôt que de ranimer la braise, il vaut mieux l’ensevelir sous la cendre. Et si je comprends qu’Henrik, au nom des principes dans lesquels il a été élevé, s’y soit désespérément accroché quand le monde qui les tenait sur pied a basculé, je comprends beaucoup moins la démarche de Konrad, fidèle à lui-même lui aussi jusqu’à la fin – l’histoire le démontre -, et la patience (ou l’indifférence ?) dont il fait preuve en écoutant son ancien ami jusqu’au bout plutôt que de se lever et partir. Si ces deux hommes ont eu un bout de chemin en commun, entre eux il ne reste plus la moindre intimité, et que le général, d’après les critères qui sont les siens, se déclare satisfait à l’issue de cette nuit reste pour moi un mystère. Tout ça, c'est vraiment du roman, n'ai-je pu m'empêcher de penser, un peu déçue. Faut-il trouver une explication dans le fait que, quand Sándor Marái a écrit ce livre, il venait à peine d’entrer dans la quarantaine ? Ou bien faut-il prendre le tout tel quel, parce que d’une autre époque et d'un autre monde ? Le fait est qu’ici l’auteur soulève beaucoup de questions, intéressantes qui plus est.

 

Encore deux mots. Surtout, qu'on ne range pas ce bouquin sans prendre connaissance de la biographie de son auteur. J'ai été frappée par cette vie extraordinairement bouleversée, errante, non pas par choix, mais suite à l'instabilité politique de l'Europe centrale. Sa ville natale, Kassa en Hongrie, Košice en Slovaquie, sous l’empire austro-hongrois, en république soviétique slovaque, puis hongroise, puis tchécoslovaque sous la botte de Moscou. En fuite, de retour, puis exilé, Sándor Marái va et vient, suivant les caprices des guerres et de la politique, tout d’abord en Allemagne, puis revient à Budapest qu’il doit fuir en 1944, revient à Budapest puis s'exile en 1948 vers la Suisse, l’Italie, New-York, de nouveau l'Italie, puis San Diego où il se suicide en février 1989, juste avant les grands changements politiques qui lui auraient permis de rentrer en Hongrie et, finalement, d'y faire connaître et publier ses oeuvres sciemment ignorées pendant des années. Il y a des destins étranges, et des endroits de la terre vraiment moins confortables que d’autres.

 

* Ayant lu ce livre dans la version italienne qui s’abstient de la grave erreur de traduire les prénoms, j’en ai conservé l’orthographe afin de préserver les consonnances et le contexte, ceux de l’Europe centrale.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Vendredi 27 Mars 2009, 17:36 dans la rubrique "J'ai lu".