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Les trois mots de José Saramago

Le 19 novembre 2009, un correspondant du quotidien italien La Repubblica, Franco Marcoaldi, interviewait José Saramago dans son petit appartement au centre Madrid où il était venu présenter son dernier livre, « Caïn » (apparemment pas encore traduit en français). Le café bu, Pilar, sa femme adorée, s’étant discrètement éclipsée de la scène, pull saumon sur chemise saumon, il avait commencé à proposer les différents mots de son « lexique nécessaire ».

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JS « Je commencerais par le plus urgent et le plus essentiel de tous : « NON ».

C'est curieux, George Steiner a lui aussi décidé de commencer par « non », le mot le plus sauvage du dictionnaire, d’après Emily Dickinson. Et un autre prix Nobel de littérature, Octavio Paz, dans un de ses essais, parle de la nécessité de redécouvrir la valeur profonde de ce mot.

JS « Au sujet de Paz, je n’étais pas au courant, mais j’en suis honoré. Quant à Steiner, j’espère offrir des motivations qui enrichissent son point de vue. Quand je pense au mot « non », je ne l’entends pas dans l’acceptation la plus commune et la plus immédiate du terme, c’est-à-dire comme une pure négation. Au contraire, j’en revendique toute la valeur positive et constructive. Par exemple : chaque révolution représente un « non » qui s’impose ou essaie de s’imposer au « oui », au statu quo, aux intérêts constitués, au conformisme, à la domination et même à la dictature. Bon, je sais bien qu’au cours des évènements historiques arrive inévitablement le moment où le « non » initial se transforme en « oui » : oui à l’ostentation du pouvoir, à la corruption, à la confusion des idéaux initiaux qui avaient déterminés cette révolution. Et pourtant, malgré ces impasses constantes et répétées, je continue à revendiquer toutes les valeurs dynamiques et propulsives du mot « non ».

En effet, sa proposition en partie se superpose à celle de Steiner, en partie s’en éloigne. J’espère que le second mot éclaircira ultérieurement l’itinéraire qu’il poursuit.


JS « Le second mot que je propose est « RESPECT », avec quelques distinguos nécessaires. Je ne voudrais pas tomber dans le moralisme en me référant à un respect génériquement universel. Moi, je pense à des personnes et à des situations spécifiques qui méritent le respect, en train de le voir se briser peu à peu dans le miroir rompu d’une société qui n’a plus l’air de reconnaître l’éminente dignité de l’être humain. C’est très simple : sans respect, il n’y a pas de dignité, et sans dignité, le respect va se faire voir ailleurs. »

Mais pourquoi donc ne peut-on pas se référer au respect universel ? Si je choisis qui je dois respecter et qui non, alors mon éventuel interlocuteur peut en faire autant. Alors l’idée d‘un respect valable pour tout le monde cesse, sans distinction.

JS « Vous vous souvenez de Saint François d’Assise, qui respectait l’univers tout entier, y compris le loup qu’il appelait son frère. Mais le loup lui répondit : d’accord, appelle-moi frère, mais ne me demande pas de considérer la brebis comme ma sœur ».

Et dans votre vision du monde, le rôle du loup serait justement tenu, entre autre, par l’Eglise Catholique, si je ne m’abuse ?

JS « Non, non, c’est bien ça. Pour garantir le respect réciproque, il faut une pré-condition fondamentale. Si je vous fais du tort, je vous demande pardon. Mais il ne me semble pas que cela ait été ou soit le comportement habituel de l’Eglise. Au centre de Rome, sur le Campo dei Fiori, il y a la statue de Giordano Bruno que l’Eglise a mis sur le bûcher mais auquel elle n’a jamais demandé pardon. Maintenant, je ne comprends pas pourquoi moi, je devrais éprouver du respect envers une institution qui au cours des siècles a accumulé les horreurs les unes sur les autres, dont elle s’est excusé seulement en parti et très en retard. Croyez-moi, le mal peut vivre au sein même de l’Eglise. Il a longtemps dormi dans le lit à baldaquin de la chambre des papes. L’Eglise devrait non seulement demander pardon à toutes les victimes qu’elle a causé au cours de son histoire, mais elle devrait demander pardon à son Dieu pour ce qu’elle a fait ».

Sa condamnation est sans appel. D’autre part, parfaitement en ligne avec celui qui se définit athée et communiste.
JS « Vu qu’on en parle, comme je l’ai rappelé dans mon dernier livre, c’est le théologien Hans Küng qui a écrit, il y a bien années, que les religions n’on jamais réussi à rapprocher les êtres humains les uns des autres. Il en découle que chacun est libre de suivre la religion qui lui plaît le plus. Mais également, qu’on devrait abandonner l’excessive déférence qui existe dans le fait de traiter Dieu comme un problème, comme un facteur de dissension ».

 

Bon, arrivé à ce point-là, je suis toujours plus curieux de savoir quel est le troisième mot :

JS « BONTÉ ». Non pas la bonté contemplative, assez égoïste somme toute. Et pas même la bonté charitable. Vous vous souvenez peut-être de ces vers d’Antonio Machado qui disaient : «  De ce que les hommes appellent /vertu, justice et bonté/ une moitié est de l’envie et l’autre n’est pas de la charité ». C’est pourquoi je pense à la bonté qu’on pourrait définir comme « bonté active », vertu d’autant plus difficile parce qu’elle se manifeste à une époque historique où on la méprise au grand jour, annihilée par le cynisme dominant ».

Ce n’est certainement pas un mot « in ».

JS « En effet, aujourd’hui il n’est pas facile d’inviter les gens à être bons. Mais en ce qui me concerne, la bonté vient même avant l’intelligence, ou pour mieux dire, c’est la forme la plus haute de l’intelligence. C’est la bonté qui se manifeste dans la vie quotidienne, qui n’est animée par aucune pensée de salut pour l’humanité tout entière ; qui se contente de faire « travailler » son minuscule grain de sable, dans la tentative de récupérer une relation humaine qui soit effectivement telle ».

J'ai ici votre Cahier dans lequel vous écrivez : « Si on me disait de mettre la charité, la justice et le bonté par ordre de priorité, je mettrais la bonté à la première place, à la deuxième la justice et à la troisième la charité. Parce que la bonté, tout seule, vous dispense déjà de la justice et de la charité, parce que la justice juste contient déjà assez de charité. La charité, c’est ce qui reste quand il n’y a ni bonté ni justice ».

JS « J’ajouterais une petit note. Je suis assez âgé et suffisamment sceptique pour me rendre compte que la « bonté active », comme je l’appelle, a bien peu de chances de se transformer en un horizon social partagé. Elle peut cependant devenir le ressort personnel de chaque individu, le meilleur contrepoison dont peut se doter cet « homme malade » qu’est l’homme ».


(Traduction de l'italien par ImpasseSud)

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Ecrit par ImpasseSud, le Lundi 21 Juin 2010, 19:58 dans la rubrique "Actualité".