Quand « Lire Lolita à Téhéran » est sorti en librairie, je me suis dis qu’il était temps que je lise le « Lolita » de Vladimir Nabokov. A force de « cinq étoiles », de « Lolita » par-ci, de « Lolita » par-là, j’avais presque fini par croire qu’il manquait une pierre d’angle à ma culture et que je ne pouvais pas ne pas lire ce pilier de la littérature du XXe siècle. Alors voilà, c’est finalement chose faite, mais qu’en dire ?
Cette histoire d'Humbert Humbert, pédophile impénitent qui, grâce à un système de chantage et de contrôle bien étudiés, retient prisonnière pendant deux ans une nymphette de douze ans, Dolores-Lolita, qu'il dit aimer mais dont il abuse continuellement physiquement et moralement, et sa façon de chercher à attirer le lecteur de son côté à travers le récit-confession qu'il rédige en détail dans l'attente du procès qu'il doit subir pour avoir assassiné le dépravé qui a aidé la gamine à s'évader, m’a donné la nausée.
Malgré la qualité de l’écriture, malgré la construction magistrale du récit, malgré la précision picturale des descriptions, malgré l'absence totale d'obscenité, malgré le grand intérêt que revêt le coup d'oeil qu'on jette sur la société américaine des années cinquante, malgré le plaisir secret que celui ou celle qui aime lire ne peut pas ne pas éprouver en parcourant une composition aussi esthétique, j'ai lu ce roman de plus en plus vite, pour m’en débarrasser, pour me libérer du malaise qui ne me quittait plus même quand je l'abandonnais pendant une journée.
Ici, il y a sans doute plusieurs clefs de lecture, selon l'âge, l'expérience personnelle ou le degré d'honnêteté. En ce qui me concerne, au-delà de la grande qualité de l'oeuvre littéraire, une question n'a pas cessé de me harceler : quelle idée peut-on bien se faire de la vie quand on a été la proie d’un pédophile pendant plusieurs années ?
Par contre, ce que j’ai particulièrement apprécié, c’est la réflexion de Maurice Couturier, le traducteur, à propos de l’impact de ce livre sur le lecteur, sans doute parce qu’elle rejoignait la mienne. Si on comprend aisément que ce livre ait fait scandale à sa sortie, en 1955, à une époque encore pleine de tabous (refusé par quatre éditeurs américains pour son contenu, il finit par être publié à Paris, mais fut ensuite frappé d'interdiction en France à plusieurs reprises), j’imagine qu’on peut cependant l’inscrire dans le courant de libération des mœurs qui a suivi la seconde guerre mondiale, ne touchant immédiatement, somme toute, qu’un public restreint. S’il n’y a rien d’étonnant au fait que Stanley Kubrick l'ait repris pour en faire un film 1971, le remake d’Adrian Lyne en 1997 est plus surprenant, car aujourd’hui le contexte est bien différent, beaucoup plus dérangeant. « Alfred Appel, l'un des critiques les plus avisés de Nabokov,» écrit Monsieur Couturier dans son introduction, « disait en 1997 à propos des étudiants avec qui il étudiait ce roman dans les années soixante : "Ils ne croyaient pas qu’il y avait des choses pareilles. Il me fallait sans cesse leur rappeler que Humbert est un criminel. Il y a encore dix ou douze ans, on ne parlait pas de pédophilie. Maintenant tout le monde ne parle que cela."»
En effet, beaucoup de voiles se sont déchirés, beaucoup de tabous sont tombés, mais, en même temps, on a délibérément écarté un bon nombre de points de repère et encouragé la transgression. De la pédophilie, vraie ou présumée, on nous rabat les oreilles du matin soir, allant même jusqu’à mettre en difficulté une partie des rapports sains entre adultes et enfants ou adolescents. « Il est donc devenu plus malaisé aujourd’hui, à bien des égards, de pendre un plaisir esthétique relativement serein à la lecture de ce roman incandescent. »
Alors, ai-je bien fait de lire ce roman ? Tout ce que je peux dire, c’est que je me sentais mieux avant.