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Malraux André, « La condition humaine » (1933)

Un livre important! Mais que c’est sombre, que c’est noir ! J’ai dû mettre mon esprit au repos pendant plusieurs jours avant de pouvoir en parler. Il fallait que j’arrive à m'en détacher, à prendre du recul par rapport à cet énorme fond d’angoisse et de désespoir.

 

Nous sommes en mars 1927, à Shanghaï. Les « généraux du Nord », soutenus par les puissances étrangères et capitalistes tiennent la ville. Sans attendre l’arrivée des troupes du Kuomintang, rassemblement mêlé des forces nationalistes et républicaines sous les ordres de Chang-Kaï-Shek, les syndicalistes, les terroristes et les militants communistes de base, peu éclairés sur les décisions russes du Komintern, ont commencé une insurrection.

Entre immense cruauté et courageux altruisme, tout se déroule en quelques jours : l’approvisionnement en armes, la grève générale, ce qui semble un premier succès, puis le déclin, faute d’armes, faute du soutien du Parti et suite à l’accord conclu entre Chang-Kaï-Shek et les puissances occidentales présentes dans la ville.

Tel est le cadre où évoluent Tchen, le terroriste mystique ; Katow qui a déjà fait la révolution russe de 1917 ; Hemmelrich, vendeur de disques, dont la femme et le fils  qu’il aime entravent la liberté d’action ; Kyo Gisors, métis qui se bat pour rendre leur dignité aux masses laborieuses ; sa femme May, médecin, qui travaille dans un hôpital chinois tout en dirigeant l’hôpital clandestin des femmes révolutionnaires ; Ferral, homme de finance et industriel occidental, important mais lucide ; le vieux Gisors, ancien professeur de sociologie à l’Université de Pékin converti au communisme, opiomane et maître à penser de Tchen et de son propre fils ; Kama, son vieux beau-frère, peintre et musicien ; le baron de Clappique opportuniste bouffon, etc.


Ce livre-là, je suis sûre de l’avoir déjà lu il y a bien des années vu qu’il appartient à ma bibliothèque et qu’il a un air vécu. Sans doute au temps du lycée ou un peu plus tard. Par contre je n’en ai aucun souvenir, sauf, peut-être, une très vague réminiscence à propos du terrible sort réservé aux prisonniers. L'avais-je acheté par devoir intellectuel présumé ? Avais-je avalé cette histoire comme un récit historique ? La lutte austère pour un monde meilleur m'avait-elle séduite ? Ou bien ce roman va-t-il, tout simplement, bien au-delà des capacités d’entendement d’une lycéenne ? Je crois qu’il y a des livres qu’on ne comprend vraiment qu’avec une certaine expérience de la vie. Avant, on ne fait que les « traverser ».

 

Dans la mesure du possible, bien entendu, j’aime aborder tous les livres que je lis avec un esprit vierge. Tout au plus, - mais si j'en ai vraiment besoin -, je vais, en cours de route, à la recherche des éléments qui me manquent pour la compréhension. Je garde toujours, pour la fin, les préambules, les introductions, les préfaces et les explications qui ne peuvent qu’être subjectifs, diriger l’attention, orienter l’opinion. Ce que j’ai lu à propos de ce livre, ensuite et ici et là, tend à donner raison à cette façon de procéder. Ce livre, répètent en chœur la plupart des critiques et commentateurs, met à l’honneur l’importance du courage et de la « fraternité vécue » chers à Malraux, seules façons d’affronter la terrible condition qui est la nôtre.

C’est, en effet, l’aspect le plus évident, le plus marquant, empreint de la jeunesse de l’auteur. Le sentiment d'une fraternité partagée dans l'action est exaltant, chargé d’espoir malgré la cruauté des hommes et la corruption du monde. Tous les révolutionnaires de ce livre éprouvent la même générosité, et, quand tout est fini, seule désormais et n’ayant jamais eu l’enfant qu’elle désire, c’est encore de ce côté-là que May oriente son choix.

Toutefois, cette considération unanime me semble incomplète, limitative. Au-delà du courage et de la fraternité, on trouve, ici déjà, les questions que soulèvera l’existentialisme, la théorie de l’absurde qui sera chère à Camus. Qu’est-ce qu’une vie d’homme s’il faut continuellement s’acharner à lui donner un sens ? « Le rêve de l’homme, [c’est] de devenir dieu sans perdre sa personnalité… », dit le vieux Gisors. En fait, c’est l’angoisse qui découle de ce rêve ancré en nous qui tapisse ce roman. Patiente, elle attend son heure, et au fur et à mesure que l’on avance en âge, elle resserre son étreinte. Et le seul personnage qui semble en avoir dévidé tout l’écheveau, c’est lui, justement : « Il ne faut pas neuf mois, il faut soixante ans pour faire un homme, soixante ans de sacrifices, de volonté de… tant de choses ! Et quand cet homme-là est fait, quand il n’y a plus en lui rien de l’enfance, ni de l’adolescence, quand, vraiment, il est homme, il n’est plus bon qu’à mourir ».  

En somme, l’angoisse qui est notre condition d’homme, celle « d’être toujours étranger à ce qu’on aime », il faut la boire jusqu’à la lie ou essayer de s’en affranchir en s’intoxicant d’une façon ou d’une autre.

« - Il est très rare qu’un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d’homme… »

Il pensa à l’une des idées de Kyo : tout ce pour quoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l’intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant sur la dignité : christianisme pour l’esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l’ouvrier. (…)

« Il faut toujours s’intoxiquer : ce pays a l’opium, l’Islam le haschich, l’Occident la femme… Peut-être l’amour est-il surtout le moyen qu’emploie l’Occidental pour s’affranchir de sa condition d’homme… »

« Sous ses paroles, un contre-courant, confus et caché de figures glissait : Tchen et le meurtre, Clappique et sa folie, Katow et la révolution, May et l’amour, lui-même et l’opium… Kyo seul, pour lui, résistait à ces domaines. »

A la fin, Malraux nous laisse cependant entendre qu’il existe deux façons d’échapper à cette terrible condition humaine, à cette douloureuse fatalité, car « l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel…… ». Tout d’abord dans l’art, qui donne l’accès à un autre univers (grâce à lui Kama « retrouve n’importe où son silence intérieur »), et le désir d’enfant. C’est ce que ne comprend pas May qui n’en a pas eu, mais c’est ce que comprend le vieux Gisors qui vient de perdre le sien.

 

Tout cela fait-il partie du "premier Malraux", comme je l'ai lu quelque part ? Je suis toujours surprise par ce type de stratification ! Comme si la "condition humaine", justement, n'impliquait pas une évolution ! Ce qui m'a laissée bouche bée, cependant, c’est qu’André Malraux, aux abords de la trentaine, ait été capable d’une perception d’une telle acuité. Ses séjours en Indochine et en Extrême-Orient en général suffisent-ils à l’expliquer, ou est-ce simplement un trait de son génie ?


 

A lire absolument. A ceux qui se décideront, je donnerai deux conseils. Tout d’abord d’oublier ce qu’ils viennent de lire ici pour aborder ce livre avec des yeux et un esprit neufs. Ensuite de le lire lentement car le fond est bien plus important que l’histoire. D’ailleurs le style souple mais parfois abrupt l’exige presque, et si l’on butte quelque part, c’est sans doute qu’on vient de manquer quelque chose d’essentiel.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Mardi 23 Mai 2006, 17:24 dans la rubrique "J'ai lu".