"Le serpent d’acier est en attente, immobile sur la voie ferrée au milieu du désert. Ses cent cinquante wagons sont pleins à ras bord, combles de minerai ferreux. En tête, il y a trois motrices qui ont déjà l’air de s’agiter, lançant des bouffées de fumée et transmettant constamment des à-coups qui équivalent à autant de faux départs. En queue, la voiture des passagers accueille son chargement journalier d’êtres humains, tassés sur deux longues planches en bois. Aujourd’hui aussi, comme tous les jours, « le train le plus long du monde » va traverser
Aller et retour
Aujourd’hui, c'est le convoi du matin qui est destiné aux personnes. Heure de départ prévue : 12 heures 30. En queue, avec le wagon à bestiaux des passagers, le soi-disant wagon VIP, apanage des fonctionnaires de
C’est cette dernière option qui a le plus de succès : chaque jour, des bandes d’êtres humains profitent de la possibilité qu’offre ce transport gratuit. Durant le trajet, nous réussissons à compter au moins soixante-dix personnes en train de monter sur le train en cachette. La dynamique se répète avec une précision scientifique : à chaque ralentissement, de petites silhouettes s’approchent furtivement des wagons, lancent en l’air leur bagage, puis montent, rapides, sur la petite échelle latérale, et vont se nicher dans les minerais. Ils ont des toiles et des couvertures, pour défier le froid de la nuit saharienne. Certains disposent même d’une petit réchaud pour le thé, sorte d’appendice indispensable à tous les Mauritaniens dignes de ce nom. Quand ils arriveront à Nouadhibou ou à leurs destinations respectives, ils seront épuisés par le gel et complètement recouverts de sable et de poussier ferreux, dans un mélange funeste qui leur procurera une toux sèche et incessante.
Du haut de notre wagon-VIP, nous observons les autres passagers entassés dans le compartiment normal : ils sont au moins soixante, et il en montera d’autres à Choum, sept heures plus au sud, principal nœud ferroviaire de ce malheureux pays. En effet, le train est l’unique voie de communication entre le nord et la côte. Il n’y a aucune route goudronnée et la piste de sable n’est praticable que pour des conducteurs de Land Rover particulièrement experts. Non pas que la situation soit meilleure au sud : en Mauritanie l’asphalte est rare, les transports erratiques, les déplacements chaotiques. La capitale économique, Nouadhibou, et la capitale politique, Nouakchott, sont reliées par une route qui n’a été goudronnée (au deux tiers) que durant ces deux dernières années. Avant il fallait transiter en jeep par la plage, mettant environ 24 heures pour couvrir les 500 kilomètres qui séparent les deux villes. Aujourd’hui, en théorie il faut huit heures, mais tout le monde sait qu’il faut compter au moins treize heures. Pour ceux qui sont pressés, il y a toujours le vol journalier d’Air Mauritanie qui, cependant, est souvent annulé au dernier moment faute de passagers. Dans ce contexte désolant, le serpent d’acier Zouérate-Nouadhibou représente une certitude inébranlable : le monde peut s’écrouler, mais il y aura tous les jours trois trains vers le nord et trois trains vers le sud, dont deux avec des voitures pour les voyageurs. La seule inconnue, ce sont les déraillements. Le mois dernier, il y en a eu quatre.
Transports particuliers
Les voies sont vieilles, souvent envahies par le sable, et le train sort parfois des rails. Dans ces cas-là, ceux qui courent le plus de risques sont les voyageurs clandestins qui sont montés dans les wagons de minerais, plus lourds et donc plus sujets aux déraillements. Par le passé, il y a déjà eu quelques morts.
En attendant le départ dans la chaleur de midi, par les fenêtres de notre voiture nous observons le désert balayé par le vent. En haut, le chef de train prépare du thé pour tout le monde dans sa petite cabine personnelle équipée d’un transmetteur radio et d’un petit matelas dans un coin. De temps à autre une secousse arrive, mais le départ effectif ne se produira pas avant 14 heures 30 : un coup plus fort que les autres et le paysage commencera à défiler à l’improviste hors des fenêtres. Mohammed, le chef du train, a l’expression usée de celui qui connaît ce panorama comme sa poche. « On dit que ce train est le train des trois L : le plus long, le plus lent et le plus lourd du monde. Pour moi, c’est aussi le plus lassant ». Si on regarde le paysage au-delà de la vitre, on ne peut pas lui donner tort : une étendue monotone de sable sans dunes, pointillée ici et là par des buissons desséchés. De temps en temps, un arbre replié sur lui-même apparaît à l’improviste, semblant implorer la pitié d’un ciel trop avare d’eau. La vitesse moyenne est de trente kilomètres à l’heure, avec divers arrêts improvisés au milieu du désert, dus peut-être à des escales techniques, ou à des pannes. Il est impossible de le savoir, les locomotives sont trop loin, à un kilomètre et demi devant nous. Seule l’expérience permet au conducteur de discerner les gares. Il s’agit de points au milieu du néant, une petite cabane avec une radio et une double voie avec échangeurs. Pour le reste, le voyage s’écoule lentement, avec ses passagers qui s’habituent peu à peu l’un à l’autre, échangeant leurs impressions, discutant principalement de leurs propres mentions à
Fin de la course
Le matin nous accueille avec une lumière ténue mêlée à un léger brouillard clairsemé. Le voisinage de l’océan rend l’air plus humide. Le sable continue à fluctuer dans le ciel, couvrant le soleil. A 7 heures, - l'heure d'arrivée prévue -, nous sommes encore à 120 kilomètres du but. Le paysage reste immanquablement identique à lui-même. Nous croisons une jeep qui s’est ensablée. Les passagers, des touristes européens, regardent, inconsolables, le long serpent qui défile à côté d’eux et qui se dirige, même si au ralenti, dans la même direction que la leur. A l’intérieur du wagon, les VIP se réveillent, préparent le thé, se plaignent du retard. Quelques-uns, pour tuer le temps, essaient de prendre une douche. Deux comptables belges sont particulièrement inquiets : il ont réservé des places sur l'avion qui part pour les Canaries à 13 heures, et il ont peur de perdre leur vol. En entendant ces lamentations, les plus diverses et les plus difformes, Mohammed sourit. Quand le train arrive finalement à la gare-terminus de Nouadhibou, il est 11 heures du matin. Les passagers descendent en hâte et se dirigent vers les taxis en attente qui les porteront en ville, à dix kilomètres de là. Dès qu’il a déchargé les humains, le train se prépare à avancer vers le port pour se libérer de son précieux chargement de fer. Après avoir passé près de vingt-quatre heures dans « le train le plus long du monde », nous le regardons disparaître à l’horizon. Resté seul dans le wagon VIP, Mohammed nous fait un signe de la main et nous crie, de loin : « A bientôt à bord, insh’allah ! »
Stefani Liberti, « L’interminabile treno del ferro », traduction de l’italien ImpasseSud
Publié sur Il Manifesto
Commentaires et Mises à jour :
Wouahouu ! Superbe article ! Ca donne envie de partir tout de suite là ! Là j'ai la plante du pied qui me démange...
Veinarde va !