Des soldats en guerre on sait surtout deux choses : ce que nous en racontent les médias qui désormais n’en savent rien ou presque, et la polémique à propos de leur présence là ou ailleurs, justifiée pour certains mais injuste pour d’autres, l’une et l’autre chose extrêmement déprimantes et lassantes, d’autant plus quand on est conscients que de toute façon on cherche à éviter la vérité. Mais voilà finalement un point de vue de l’intérieur, finalement autre chose que de la propagande, finalement autre chose que les films de répertoire en boucles ou l’avalanche d’informations-scoop non apurées, finalement le point de vue sérieux et tranchant d’un soldat avec tous les ingrédients qui façonnent la participation à une guerre, même si on continue à tricher en voulant la considérer comme une « mission de paix » : la violence, le sang, l’incompréhension, l’amitié, la peur, la haine, la bêtise, le temps inutilement perdu et… une foule de questions : « Afghanistan, mai-septembre 2003. Quatre mois de vie, l’expérience d’un médecin-soldat qui n’a pas encore trente ans, parti à la suite de son régiment de parachutistes avec son sac à dos et tant d’espoir au sein d’une infinité de doutes : serai-je à la hauteur ? Cela en vaudra-t-il la peine ? Mais surtout : ma trousse de médecin est-elle compatible avec le fusil que je porte sur l’épaule ? » écrit l'auteur, Edoardo Crainz, (lieutenant-chirugien réserviste, issu d'une famille de militaires), dans la présentation de son livre dans L’espresso en 2006. Moi qui n’aime ni les militaires ni les armes et qui suis persuadée que toutes les guerres fomentent les motivations des suivantes, j’ai cependant trouvé ce livre très intéressant.
Parachutistes italiens à Khowst sur la frontière orientale (où aucun journaliste n’a jamais mis les pieds), qui entrent en territoire pakistanais à la chasse des talibans ; populations hostiles qui lancent des pierres même à ceux qui apportent des dons ; chapelains militaires qui maudissent les mullahs et souhaitent la pire des morts à l’ennemi, soldats enfermés pendant des semaines dans les bases sans rien faire, tout le gâchis et la lenteur de la bureaucratie, les enthousiastes convaincus et les embusqués malhonnêtes pour un salaire qui vaut mieux que le chômage. Mais aussi tant de compétence dans la réaction aux attaques, la volonté d’aider la population, la capacité de résister à la haine et à la peur.
L’auteur continue ainsi : « Les JT sont trop occupés à transmettre toujours les mêmes images des talibans avec leurs turbans pour raconter nos itinéraires interminables qui suivent le led d’une carte satellitaire GPS, les nuits où on dort dans les engins, les tours de garde de deux heures derrière une arme et un viseur nocturne en tendant l’oreille vers les rafales lointaines, les poumons encombrés par des kilos d’une poussière crasseuse qui te tourmentent pendant des mois après ton retour, la chaleur dont on souffre dans des tentes pneumatiques sans doute parfaites pour l’Antarctide mais pas pour le désert, et dans de vieux uniformes sous des tonnes d’équipement qui se collent à toi et t’empêchent de te mouvoir juste au moment où il faudrait que tu le fasses rapidement.
Dans les JT, on ne voit pas les nuits sans sommeils, réveillés continuellement par les haut-parleurs des minarets, et on n’entend pas les alertes nocturnes quand quelqu’un tire sur la base, ou la douleur physique des vols de pierres en provenance des habitants même après qu’on ait distribué des aides ou fait des visites médicales, juste après la douleur morale d’avoir vu les médicaments dont tu leur as fait cadeau jetés par les médecins afghans dans une cave humide, juste parce que la notice explicative n’est pas traduite en arabe, ou le cauchemar des mines toujours et partout. Ils ne racontent pas les mille interventions grandes et petites de jeunes gars et d’hommes, appelés souvent avec élan et volonté absolument individuels pour compenser les carences chroniques et certifiées d’une armée infantile, qui se retrouve en train de montrer son drapeau dans les théâtres les plus chauds du monde comme instrument revalorisant de sa politique étrangère, au flanc de structures militaires aguerries, qui depuis toujours ont la chance du plein appui économique de leur gouvernement.
Parce que pour le spectateur d’un JT, un taliban est un homme avec un turban, et une mine est seulement une mine. Par contre, pour un chirurgien orthopédiste militaire, c’est une autre nuit passée en train de couper, scier, interventions qui ont la même saveur sordide qu’un viol pour celui qui, au contraire, devraient conserver les membres.
Moi, je suis chirurgien et l’opinion la plus répandue veut qu’un chirurgien soit drastique, pragmatique, avec des aspects peu humains qu’il n’est pas rare qu’on prenne pour du cynisme. Je me rends également compte qu’il n’est pas facile de considérer comme normal quelqu’un qui, comme moi, a choisi de faire un métier où on s’occupe de l’intérieur et non de l’extérieur de ses semblables.
Il est plus difficile que jamais de parler avec un musulman, et pas seulement du point de vue linguistique. Si un interprète suffit pour les sujets simples, celui-ci n’est jamais capable de traduire les termes médicaux : dans mon travail, les interprètes ont presque toujours été inutiles. Le même problème qu’ont les pédiatres et les vétérinaires avec leurs patients particuliers, en effet leur métier est très difficile. Les enfants qui ont mal pleurent, les animaux griffent ou mordent, ils réagissent d’une certaine manière ; l’Afghan qui, dans le doute, vient voir un médecin italien pour un problème, acquiesce avec une grimace et dit « Alam » quand tu touches le point juste. Alam, c’est la douleur. En communiquant avec les Afghans, c’est souvent le seul mot que j’ai entendu et qu’à mon tour, j’ai prononcé.
Dans le petit campement qui constituait notre base, sous la tente, il m’est arrivé de soigner des Italiens, des Etats-uniens et des Afghans. Simples maladies, petits accidents, blessures d’armes à feu et de mines. Nombreux sont ceux qui m’ont demandé comment j’ai fait et comment je fais pour soigner ceux qui, comme cela m’est arrivé, étaient quelques minutes plus tôt en train d’armer la trappe explosive sur le bord de la route qui aurait dû déchiqueter toi et je ne sais combien d’autres.
Ma conscience dort tranquille, comme mon chat devant le foyer, parce que je suis certain, si je regarde en arrière, d’avoir toujours traité mes patients avec équité. Il m’arrive de penser des choses horribles de certaines personnes, mais dès qu’ils m’arrivent en tant que patients et que je dois les soigner, un déclic se produit en moi et je suis incapable de ne pas avoir la même correction avec tous. Ma « méchanceté » se dissout toujours avec la pensée, ou, au maximum, avec les mots, mais ne trouve jamais aucune issue dans la réalité. Je ne pense pas que je pourrais jamais me venger sur un patient, je n’en aurais jamais ni le courage ni la force, même quand ceux que je soigne me montrent qu’il auraient de toute façon le courage de me tuer.
Avoir réussi à porter ma mission à bonne fin ne m’a pas fourni toutes les réponses : en tant que médecin, je suis sans doute objectif et ma conscience est en paix, mais pas en tant qu’homme. A chaque fois que je m’y essaie, il suffit que j’allume la télé ou que j’épluche dans les journaux les bulletins de guerre des attentats dans le monde pour me rendre compte qu’il est sans doute vraiment impossible de communiquer avec les Afghans et les islamistes sans devoir encore dire « alam ».
Ensuite j’ai décidé qu’il est lâche de se cacher derrière un doigt [pointé. NdT] et de jouer les hypocrites. Je me suis demandé ce que cette terre était pour moi, ce qu’elle me communiquait. Je me souviens du soleil éternellement empoussiéré mais terriblement chaud, de notre drapeau maltraité par un vent continu se détachant sur un ciel gris, je sens encore le sable qui me griffe les yeux. J’ai vu le monument à nos morts s’élever comme une tour solitaire au milieu d’une place de caillasse, les visages épuisés, blancs de poussière, des gars de retour des patrouilles, et les regards sombres que j’ai croisés dans les yeux des habitants à chaque fois que je suis sorti de la base.
Pour moi, il n’y a rien de positif dans cet endroit-là, à part mon expérience personnelle. Ni les souvenirs, ni le présent, et à mon avis pas même le futur. Je ne sais pas combien de temps je mettrai pour métaboliser ces quatre mois. Je sais qu’une inquiétude absurde m’a tourmenté pendant des mois, la nuit, entre cauchemars et insomnies, avant de disparaître. Idem pour tant d’autres comme moi. Un médecin interniste m’aurait conseillé d’aller voir un psychologue, mais moi, en tant que chirurgien orthopédiste, j’ai ouvert mon esprit comme une pomme, ou plutôt comme le foyer d’une fracture, et à main nue, j’ai essayé de faire de l’ordre, de trouver la réduction et de la stabiliser de quelque manière. Dans l’espoir, naturellement, qu’à la fin, je ne resterais pas avec trop de morceaux d’os dans les mains.
Par les temps qui courent, mille pensées se bousculent dans mon esprit. En moi, je retrouve également de la colère à cause des polémiques absurdes et de l’utilisation qu’en fait la télé, le doute qu’un jour on puisse tout oublier, la constatation que ces dernières années j’ai beaucoup changé, que nous avons tous changé, mais, par contre, que rien n’a changé de ce que j’aurais voulu qui change. »
(Traduction de l'italien par ImpasseSud)
En ce qui me concerne, et tout comme Emergency présent sans armes et sans protection armée dans ce pays depuis des années, je ne pense pas qu'une trousse de médecin soit compatible avec un fusil sur l'épaule quand on va en « mission de paix ». Mais, notre lieutenant étant des plus honnêtes, que ceux qui savent l’italien et ont la possibilité de se le procurer lisent ce livre.
S'il existe quelque chose d'équivalent en français, merci de me le signaler.
P. S. J’en profite également pour signaler ici le blog de la femme d’un militaire canadien qu'elle partage avec son mari, actuellement en mission en Afghanistan, d'où il décrit ce qu'il voit et fait et les sentiments qui l'habitent.
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