Alors que la première partie du Sommet Mondial sur la Sécurité de l’Information (SMSI/WSIS) venait de commencer à Genève (du 10 au 12 décembre 2003), Le Monde, dans sa rubrique "Votre avis", a posé à ses lecteurs la question suivante :
A propos du sommet de Genève sur la Société de l’information, considérez-vous Internet comme :
- un média comme les autres où la liberté d’expression doit être encadrée pour éviter les excès ?
- un espace de libre expression unique qu’il ne faut surtout pas chercher à encadrer ?
- sans opinion
Les réponses ont été plutôt surprenantes. 46,8 % des votants désirent que la liberté d'expression qui caractérise Internet soit "encadrée". Cela m’a laissée plutôt perplexe.
Le Sommet mondial sur la Société de l’information ouvert par le Secrétaire Général de l’ONU Kofi Annan, s’est occupé du monde de l’innovation technologique pour l’information et pour la communication. Sa première cession s’est conclue par l'approbation d’une « Déclaration de principes » avec un « Plan d’action », qui seront tout d’abord discutés aux niveaux nationaux pour être ensuite approuvés de façon définitive à Tunis en 2005. L’approbation de la « Déclaration de principes » a été difficile car fortement voulue par l’Union Européenne au nom des droits humains, de la liberté d’expression et de circulation des informations, elle s’est heurtée à l’opposition de la Chine, de l’Iran, de l’Arabie Saoudite et à l’indifférence des USA. Même la position italienne était contradictoire. Tandis que le ministre italien Lucio Stanca à la tête la délégation de l’Union Européenne (L’Italie est présidente de l’UE jusqu’au 31 décembre) se battait pour insérer dans la Déclaration « la liberté de l’information », en Italie son gouvernement approuvait une loi obscurantiste et monopoliste.
Deux questions importantes sont restées en suspens. La première concerne la gouvernance d’Internet. D’un côté, le président Bush désire un contrôle unilatéral du Web, mais de l’autre, il y a tous ceux qui, au contraire, soutiennent une participation multipolaire et ouverte au développement de la Toile. La question reste donc sans réponse, et Kofi Annan aura pour mission de proposer une solution au prochain sommet de Tunis. La deuxième question concerne la création d’un fond pour l’accès au « digital devide » pour les pays les plus pauvres. Il s’agit d’une question très délicate car la création d’un fond « indifférencié » pourrait être utilisé par les leaderships politico-économiques plus ou moins corrompues comme une « mangeoire publique » plutôt que pour la création d’infrastructures technologiques et pour une alphabétisation informatique diffuse.
Un aspect de la « Déclaration des Principes » mérite qu’on s’y arrête. Il concerne l’accès à l’information et à la connaissance. Dans le document, d’un côté on parle de « partage et de renforcement de la connaissance globale », mais le paragraphe 42 précise que pour favoriser l’innovation et la créativité il faut favoriser aussi bien la propriété intellectuelle que le partage et la dissémination des connaissances. C’est probablement dans cet équilibre ambiguë et contradictoire que réside le sens du Sommet de Genève. En fait, on ne parle pas de façon spécifique des brevets sur les softwares, mais plutôt de la disponibilité générique du domaine public. Il en est de même pour des fréquences radio, au nom de l’intérêt public. D’ici la seconde partie du Sommet à Tunis, en novembre 2005, on peut donc s’attendre à des actions vers une interprétation réductrice de la charte tant de la part des gouvernements, que de la part des détenteurs des monopoles de la connaissance et de ses systèmes opératifs.
La donnée positive de ce Sommet est l’émergence, consciente et organisée, des réseaux de « Stakeholders », ONG, Associations, académiciens, petites et moyennes entreprises, qui, récemment, ont justement su se mobiliser de façon efficace en Europe pour amender de façon significative la proposition des directives européennes sur la brevetabilité des softwares. En parrallèle, il y a eu une myriade d’initiatives, de séminaires, et de confrontations des acteurs de la société de l’information comme Richard Stallman (Free Software Foundation), Lessing (Creative Commons), Gross (IP Justice), et des intellectuels comme Ignacio Ramonet et Morin. Le « Plan d’action » lui-même prévoit, dans sa définition, la participation active des « Stakeholders ». Cela va dans le même sens que la proposition, déjà présentée au Forum Social Européen de Paris, d’une directive européenne capable d’encourager la majorité qualifiée du Parlement Européen à proposer à la Commission Européenne de Romano Prodi les éléments pour une directive sur le pluralisme informatique, sur l’impossibilité de privatiser les alphabets algorithmiques, sur le développement des réseaux civiques en tant qu’instruments de participation à la vie publique, sur l’adoption des « free software » dans les administrations publiques.
(Sources : Il Manifesto)
De la « Déclaration de principes » et de ce compte-rendu, il est clair que le but de ce sommet est de sauvegarder la liberté de l’information et la diffusion de la connaissance. En fait, en général, on ne met pas sur pied un tel « sommet » pour limiter des droits, mais plutôt pour les défendre. Alors, pour en revenir à notre sondage, comment se fait-il qu'il n'y ait que 49,8 % des votants qui pensent qu’il ne faut pas toucher à Internet, 3,5% d'entre étant indécis et, comme dit plus haut, et que 46,8 % soient d’accord pour que le réseau soit "encadré"? Je n’arrive pas à comprendre un tel résultat dans un journal comme Le Monde, dont la plupart des lecteurs aime défendre les droits humains et les libertés.
Il est sans aucun doute vrai que sur Internet il y a à prendre et à laisser, mais on est toujours libre de laisser. Tout comme dans la vie. Les gens qui ont voté pour une "encadrement", sont-ils conscients du fait que ce ne sera pas à eux qu’on demandera de faire le tri, mais qu’il sera fait par les gouvernements de pays tels que les USA et autres qui sont très pressés de fournir une information à sens unique, la leur ? Quand on est en possession de tous ses droits, on peut faire un choix, mais quand on les a perdu ou qu’on les a mis dans les mains de quelqu’un d’autre, il est bien difficile de les récupérer. Cela peut prendre des années. Et pendant ce temps-là, une nouvelle génération monte, qui ne sait même plus bien ce qu’était la liberté d'information, et qui, pour cela, n’a même plus l’idée de la revendiquer.
Mots-clefs : Internet, Union Européenne
Commentaires et Mises à jour :
Re: La censure d'Internet en Chine
Je pense que l'encadrement pourrait vouloir dire : interdire certains sites de type raciste ou pédophile par exemple. La question a été mal posée parce que trop vague pour avoir une réponse plus précise. Cette façon de procéder ne doit pas être innocente venant de ce journal !
Re: Re: La censure d'Internet en Chine
Si j'ai reproduit l'article d'Asianews (chrétien), c'est parce qu'il répétait exactement ce que j'avais déjà lu ailleurs il y a plus d'un an, et même signalé sur CTC 1. Je l'avais écrit à la suite de l'obscurcissement de "Google" !!!!! En Iran non plus on n'aime pas beaucoup Internet : voir mon article sur The Sun. Aucun régime totalitaire n'aime Internet.
La chasse aux racistes et aux pédophiles est une affaire bien compliquée mais elle n'a pas plus de solution radicale que la chasse aux malfaiteurs et aux criminels de la vie courante. Il faut recommencer tous les jours.
Les gens qui sont d'accord pour "encadrer" Internet s'imaginent-ils que l'établissement d'un encadrement mettra une barrière bien nette entre le bien et le mal? Cela signifie bien autre chose, cela donnerait une autorisation légale aux gouvernements qui le désirent de censurer tout ce qui ne leur plaît pas au nom de cet encadrement. Et c'est en cela que l'UE a bien raison de défendre "la liberté de l'information" face aux pays qui la musèlent régulièrement ou ceux qui commencent à le faire comme les USA et l'Italie.
La censure d'Internet en Chine
Lu sur Asianews
Des firmes occidentales aident Pékin à censurer le web.
(….) Le gouvernement a mis sur pied un véritable service de police spécial afin d’exercer son pouvoir de censeur sur Internet. Dans le but de rendre plus rigide les contrôles des contenus publiés sur le web, des normes plus sévères ont été émises pour les sociétés qui gèrent les adresses Internet. Sur le site du Ministère de l’Industrie de l’Information, on peut lire que les compagnies « doivent avoir des mécanismes de filtre rigides et efficaces qui éliminent les noms des domaines offensifs, chose qui devrait être faite une fois par jour ». Chaque jour, près de 30.000 personnes travaillent pour effectuer ce travail de monitorage et de censure des « thèmes pornographiques et politiques » sur le web.
Reporter sans frontières (www.rsf.fr) a également dénoncé cette censure, et affirme que certaines entreprises, provenant d’Amérique, d’Europe, du Japon et de la Corée du Sud, aident ce ministère dans son activité d’espionnage sur le web, afin de pouvoir entrer en affaire avec le colosse qu’est la Chine. RSF révèle en particulier que le Cisco System fournirait des logiciels d’espionnage on-line et que Yahoo aurait accepté de favoriser la censure en échange de son entrée sur le marché chinois. Samsung (Corée du Sud) et Intel affirment simplement qu’elle vendent leurs propres produits.
Le Gouvernement a déjà fermé de nombreux sites en provenance de l’Occident, ainsi que des blogs à travers lesquels on pouvait percevoir une opinion publique qui depuis toujours n’a aucune possibilité de s’exprimer. Rsf dénonce le fait qu’actuellement 46 personnes sont en prison sous l’accusation d’avoir publié sur des sites Internet des nouvelles indépendantes ou seulement pour avoir critiqué on-line le gouvernement. La Chine a été le premier pays au monde à créer des « cyberprisons ».
Est-ce ce à quoi aspirent les 46,8% des votants du sondage du "Monde" qui veulent qu'on "encadre" Internet?