Le rideau orange se lève sur une scène étrange de « Café Müller », de la chorégraphe Pina Bausch. Deux femmes très pâles, en chemises de nuit, les yeux fermés et les bras tendus en avant, dansent un ballet inquiétant dans un espace encombré de chaises qu’un homme s’empresse de déplacer devant elles. Dans la salle, deux hommes qui ne se connaissent pas, Marco (qui écrit des guides de voyage) et Benigno (qui est infirmier), sont assis côte à côte. Le spectacle est tellement émouvant que des larmes échappent à Marco. Benigno, très ému lui aussi, s’en aperçoit mais ne dit rien.
Quelques mois plus tard, Marco rend visite à sa compagne du moment, Lydia, hospitalisée dans une clinique privée, El Bosque. Cette jeune femme torero est dans le coma depuis l’accident qu’elle a eu au cours d’une corrida. Dans cette même clinique, Benigno prend soin d’Alicia, une jeune danseuse, elle aussi dans le coma depuis près de quatre ans, suite à un accident de voiture. Benigno, dont la vie privée est vide depuis qu’il a perdu sa mère, est profondément épris d’Alicia qu’il n'a pas eu le temps de vraiment connaître, mais dont il a quand même épousé les goûts. Pendant qu’il la lave, qu’il la masse, qu’il la parfume, qu’il lui coupe les cheveux, il lui parle, continuellement, lui racontant en détail les films muets qu’elle adorait et qu’il va voir pour elle, comme si elle pouvait l’entendre, poursuivant l’illusion qu’il s’agit d’un dialogue. Marco, de son côté, est paralysé par le nouvel aspect de Lydia qu’il ne reconnaît plus, et il reste muet sans réussir à comprendre. Et pourtant Benigno ne cesse de lui répéter : « Parle avec elle ».
Dans cette situation les deux hommes semblent avoir pour jouets deux femmes "murées dans des univers impénétrables" : "L'aspect est celui d'une vraie jeune fille, et on dirait qu'elle est vivante, qu'elle pourrait bouger... Il en est enchanté et, dans son coeur, il brûle de passion pour ce corps.... Il pose ses lèvres sur ce corps et s'imagine qu'elle en fait autant, il lui parle, il l’embrasse... Tour à tour il la câline, il lui offre des cadeaux qui plaisent aux jeunes filles...Il orne ensuite son corps avec des vêtements, il enfile des brillants à ses doigts et à son cou des colliers précieux... Tout lui va bien, mais nue, elle n’apparaît pas moins belle... Il l’appelle sa compagne et, délicatement, comme si elle pouvait le sentir, il fait reposer sa tête sur de moelleux oreillers. » (Ovide, Les Métamorphoses, Livre X). Ecrit il y a deux mille ans, cette description semble correspondre parfaitement au film d’Almodovar.
Petit à petit, naît une profonde relation d'amitié entre Marco et Benigno, "Marco, le séducteur-baroudeur, Benigno, à l’orientation sexuelle mal définie. Et ce lien, cette amitié, c’est autour des femmes qu’elle prend forme, à partir des femmes, à cause des femmes. Et nous voilà dans un glissement progressif des personnalités, comme si chacun tentait de se fondre dans l’autre pour mieux le connaître. Marco va comprendre les femmes à travers la féminité de Benigno, et c’est Benigno qu’il va rechercher chez Alicia. Benigno, lui, vit la vie qu’il invente pour Alicia, mais c’est Marco qu’il cherche dans les guides de voyage... », jusqu'à l'échange entre la vie et la mort...
Ce film tourne autour des rapports, à l’époque de la communication, entre les êtres humains et la solitude, la solitude dans l’amour, l’amour qui ne génère aucune communication, l’amour qui ne renvoie que sa propre image. "La solitude", dit Almodovar, "appartient à la forme humaine, et c’est un élément fertile. Il existe un genre de compagnie qui n’a pas besoin de présence physique, les personnes aimées existent de toute façon à côté de vous, même si elles ne sont pas avec vous. Ne pas se sentir désiré, c’est cela la véritable solitude".
Le jeu des acteurs est magnifique, mais j’ai été bouleversée par l’interprétation sublime que Caetano Veloso nous offre quand il chante "Cucurrucucú Paloma". Une note parfaite sur la douceur d’une réflexion très profonde. Ce film est à voir et à revoir.
Commentaires et Mises à jour :