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Pessoa Fernando, « Livro do desassossego por Bernardo Soares » (1982)
--> Titre français « Le livre de l’intranquillité »

"Le livre de l'intranquillité"Chef d’œuvre par-ci, chef d’œuvre par-là…. Les critiques sont unanimes, mais je ne m’y retrouve pas. Me faut-il plus de temps ? Quelqu’un a parlé d’une « énigme », et là je me sens un peu moins rétive. Je dois avouer que c’est la première oeuvre de Fernando Pessoa que je lis, et si Antonio Tabucchi, Portugais de coeur, professeur de littérature portugaise à l’université de Sienne en Italie et grand écrivain, affirme qu’on peut même considérer ce livre comme un roman, « son unique roman », je ne peux que m’incliner et prendre note de mon ignorance. Mais enfin…..

 

Il s’agit avant tout du recueil de quelques centaines de brefs fragments de prose poétique écrits par l’auteur entre 1913 et 1935, année de son décès, mais dont il n’a jamais réussi à faire un livre, livre qu’il aurait probablement intitulé, d’après les indications tracées de sa main, « O Livro do Desassossego ». Ce n’est que durant les années 80 qu’un groupe de chercheurs a réuni, en les remaniant, tous les « morceaux » de cette œuvre éparpillée entre cahiers et feuilles manuscrites éparses, dont la plupart sans date. Nous voilà donc face à un livre … hypothétique.

 

Il s’agit d’un journal intime par procuration, d’une « autobiographie sans faits », sous la plume fictive d’un personnage fictif, Bernardo Soares (un des nombreux hétéronymes de Pessoa), qui, comptable de son état, travaille pour l’entreprise de tissus Vasques & Company, Rua dos Douradores, dans la baixa de Lisbonne. Cette rue résume son univers : il y travaille, il y habite, il en admire souvent toute la beauté et il y est fortement attaché. On entre peu à peu dans un monceau de réflexions, de notes, d’impressions, de méditations, dans un vagabondage incessant et sans but mais tangible où, tour à tour, on se retrouve puis on se perd, entre observations d'une grande intelligence, élans lyriques, complicité intime et monotonie presque ennuyeuse, répétitive. Dans un tout autre  registre, - mais l’époque est la même -, le désenchantement (ou l'intranquillité) que ressasse l'auteur face à la vie m’a fait penser au roman d’Alberto Moravia, Les indifférents.

 

Combien de temps m’a-t-il fallu pour terminer ce livre ? Je ne sais plus. Combien de fois ai-je eu la tentation de l’abandonner, mais, un ou deux jours plus tard, l’envie de le reprendre, comme pour le savourer, à petites gorgées ? Pour quelqu’un qui, comme moi, n’est pas très sensible au lyrisme littéraire, je crois que l'intérêt, le charme, ont consisté dans le fait d’y retrouver des idées et des sentiments connus, de ceux qui ne font surface dans l’esprit que dans les moments de grande liberté, d’absence totale de toute contrainte mentale, de ceux où, finalement, on s’appartient totalement.

D’après Fernando Pessoa, la seule chose qui puisse nous libérer de la sordidité d’exister, c’est l’art, la littérature en particulier :

(518) « Pendant que nous écoutons les invectives d’Hamlet, prince du Danemark, nous ne ressentons aucun de nos maux, vils parce qu’ils sont nôtres et vils parce qu’ils sont vils.  

L’amour, le sommeil, les drogues sont des formes élémentaires de l’art, ou plutôt, [elles essaient, NdT] d’en produire le même effet. Mais l’amour, le sommeil et la drogue ont chacun leur désenchantement. De l’amour, on se fatigue et il déçoit. Du sommeil, on se réveille, et quand on a dormi, on n’a pas vécu. Les drogues se paient avec la ruine du physique qu’elles ont servi à stimuler. Mais dans l’art il n’y a aucun désenchantement, parce que le désenchantement, on l’a admis au départ. Dans l’art, il n’y a pas de réveil parce qu’il ne comprend pas de sommeil, même s’il nous fait rêver. Dans l’art, il n’existe aucun tribut ou amende à payer pour en avoir joui.

Vu que le plaisir qu’il nous offre d’une certaine manière ne nous appartient pas, nous ne devons ni le payer ni nous en repentir. Par le mot art, il faut entendre tout ce qui nous charme sans nous appartenir : un paysage, un sourire fait à quelqu’un d’autre, un coucher de soleil, une poésie, l’univers objectif.

Posséder, c’est perdre. Ressentir sans posséder, c’est conserver, puisque que cela signifie extraire sa propre essence de quelque chose.

(520)  Il me semble que la littérature qui est le produit du mariage entre l’art et la pensée, la réalisation sans taches de la réalité, est l’objectif auquel devrait tendre chacun des efforts humains s’ils étaient vraiment humains et non quelque chose de superflue à l’animalité. Je crois que dire quelque chose signifie conserver sa valeur et lui enlever sa peur. Les champs sont plus verts que dans leur vert quand on le dit. Les fleurs, si on les décrit avec des phrases qui les définissent dans l’espace de l’imagination, auront des couleurs permanentes dans une forme que le vie cellulaire ne consent pas. (…)

 

 

Vu l'unanimité des éloges remportés par ce livre, je me dis que je n’ai sans doute pas tout saisi, pas tout compris, que ma lecture sporadique m'a parfois fait perdre le fil, la concentration. Si on y regarde de près, cependant, ne s'agit-il pas de réflexions qui s'étalent sur vingt-deux ans ? Peut-on les lire d'un seul trait ? Il y a même une chose que j'ai trouvée assez surprenante : entre le début et la fin on ne perçoit aucune évolution, chose anormale dans la vie d'un homme. Est-ce dû à l'arbitraire de l'assemblage, presque par thèmes ? J’ai marqué au crayon de nombreux paragraphes, signalé de nombreuses pages. Je rouvrirai sûrement ce livre, de temps en temps, pour une recherche, mais je ne sais pas si je le relirai complètement de si tôt, sa densité fait presque peur, même si l'expression est à la portée de tous. Et pourtant, l'envoûtement finit par monter en vous, pas tout de suite mais des jours, des semaines plus tard : c'est tellement intime. En tous cas, que mes propos ne découragent personne, au contraire! Car il ne fait aucun doute que je reviendrai à Fernando Pessoa parce que j’ai vraiment admiré l'acuité de sa pensée et la beauté de son style.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Jeudi 29 Juin 2006, 18:12 dans la rubrique "J'ai lu".