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Terzani Staude Angela, « Giorni giapponesi » (1994)

Il y a des livres qu’on aborde avec légèreté, pour se distraire. Mais, tout à coup, derrière un titre apparemment banal, on se retrouve brutalement face à la réponse à une question essentielle qu’on avait presque renoncé à se poser. C’est exactement ce qui vient de m’arriver. Ici, il s’agit du journal qu’Angela Terzani Staude, épouse du grand reporter italien Tiziano Terzani, a tenu durant les cinq ans qu'ils ont passés au Japon avec leurs deux enfants, de 1985 à 1990. Il a la qualité rare de nous ouvrir les portes d’un monde encore inexploré sous de nombreux aspects.

 

Fruit de cinq ans d’un vie intense de travail et d’expérience, ce journal japonais nous offre l’extraordinaire opportunité d’observer « de l’intérieur » les mécanismes complexes de la société nippone contemporaine, d’essayer de découvrir ce qui se cache sous une apparence aussi fascinante qu’impénétrable, celle des cerisiers en fleurs et de l’éternelle courtoisie souriante. Dans une sorte de vagabondage captivant dans l’espace et dans le temps, au milieu d’une suite ininterrompue de découvertes, rencontres, visites, lectures, intuitions heureuses et réflexions profondes, Madame Terzani nous raconte les petits et les grands problèmes de la vie quotidienne, avec l’inconfort et l’étroitesse des logements, la séparation des sexes entre la tyrannie de la vie d’entreprise et la soumission des femmes, le formatage scolaire et les luttes pour les meilleurs établissements, l’implacabilité des us et coutumes qui structurent la vie japonaise dans une telle omniprésence que la terreur de perdre la face ou d’être mis à l'écart rend les lois inutiles et paralyse tout esprit d’initiative. On y « suit » les moments « officiels », on « voyage » dans les sites de la nature et l’histoire, on « fréquente » les personnages qui détiennent le pouvoir, un équilibre entre hommes politiques et mafieux au grand jour. Angela Terzani Staude aborde la culture, l’organisation, la mentalité, le comportement, tout ce qui fait de la société japonaise un modèle d’efficacité extraordinaire, mais en même temps un exemple d'une désolation humaine particulièrement inquiétante.

 

Il y a des années que je me demande comment notre société européenne, si pleine de promesses pendant les trente à quarante ans qui ont suivi la seconde guerre mondiale, a-t-elle pu, sans que nous nous en rendions compte, basculer dans l’aridité mercantile qui la caractérise aujourd’hui ? On accuse volontiers les Etats-Unis, mais plus que d’aridité mercantile, j’accuserais plutôt ce pays d’abus de son hégémonie militaire. Comment aurais-je pu imaginer que j’allais, justement, trouver la réponse que je cherchais dans l’acharnement à la modernisation et à la globalisation du Japon ?

 

Dans l’édition parue en 2002, c’est-à-dire 12 ans après qu’elle et sa famille aient quitté le Japon, Angela Terzani Staude a eu l’idée d’ajouter deux pages d’introduction à son journal. J’en ai traduit une partie :

« Si je pense aux cinq ans que j’ai passés au Japon avec mon mari et nos deux enfants, la fameuse phrase prononcée par les époux Webb en 1932, à leur retour de l’Union Soviétique, - « Nous avons vu l’avenir, et ça marche » -, me revient à l’esprit. Mais elle me revient en négatif. Nous, durant les cinq ans où nous avons vécu en famille à Tokyo, nous n’avons pas pu nous ôter de l’esprit que ce genre de vie n’était pas fait pour nous, qu’il n’était même pas fait pour les Japonais, qu’il n’était pas fait pour les êtres humains. Nous étions en train de voir l’avenir, et ça ne marchait pas.

« Depuis le milieu du XIXe siècle, quand quelques navires américains arrivèrent devant ses côtes, mais surtout après qu’il ait perdu la guerre en 1945, le Japon n’a plus qu’un seul objectif en tête, celui de prendre sa revanche sur les Etats-Unis, vaincre sur le plan économique la guerre perdue sur le plan militaire. Le moindre désir et le moindre droit humain ont été soumis à cette idée fixe et le pays a très vite remonté la pente. En 1985, quand nous sommes arrivés à Tokyo, le Japon était sur le point de gagner sa bataille.

« Les différents gouvernements qui se sont succédés au cours de notre séjour ont tout fait pour attirer, pousser et encourager les Japonais à cette victoire. C’est au Japon que, pour la première fois, j’ai entendu parler de « globalisation » : « La Terre est un village global », disait-on à Tokyo, « L’humanité est une grande famille de paysans ». C’est au Japon qu’on a commencé à insister sur « l’internationalisation », tous les aspects de la vie devaient être « internationalisés », même la mort. On allait même jusqu’à suggérer aux retraités de se transférer dans des pays comme la Grèce ou l’Espagne où vieillir et mourir coûte moins cher.

« L’économie continuait à tirer comme une locomotive folle. Les prix des terrains montaient aux nues, le mètre carré a Tokyo était tout à coup dix fois plus cher que le mètre carré à New York. Les petits propriétaires pouvaient-ils se contenter de vivre sur des terrains aussi précieux ? Tout le monde, qui plus tôt qui plus tard, s’est senti obligé de faire comme le roi Midas, transformant en or tout ce qu’il touchait. Nous avons vu disparaître des centaines de petites maisons auxquelles les gens étaient attachés, de jardinets avec leurs fleurs qui annonçaient les changements de saison. Nous avons assisté à la cimentation du Japon et compris l’immensité du problème écologique mondial.

 ……………………

« Bien vite, nous nous sommes rendus compte de l’inquiétant contraste qui tenaillait ce pays, avec d’un côté, la triomphale avancée de sa machine économique, et de l’autre la détresse de ses habitants. Alors que le Japon était sur le point de dépasser les Etats-Unis, devenant la première puissance économique mondiale, la population donnait l’impression d’être exténuée, endolorie. Elle avait déjà fait trop de sacrifices et, il y en avait encore trop à faire pour répondre à l’incitation des hommes politiques qui hurlaient à la victoire et à l’orgueil national. Trop de privations avaient déjà contraint les Japonais à une vie domestique appauvrie, à une vie scolaire programmée pour l’obéissance, à une vie d’entreprise semblable à celle d’un régiment en guerre. La vie avait perdu son sens, le jeu n’en valait plus la chandelle. Etre Japonais était devenu un calvaire.

« Nous avions alors l’impression que de telles aberrations, parfois si grotesques, on ne pouvait les imposer qu’à un peuple ingénu, pas très malin et, pour cela, proie facile d’un quelconque slogan publicitaire. Nous, il n’y avait aucun danger que cela nous arrive ! 

Mais aujourd’hui que le Japon est arrivé chez nous, maintenant que le mode de production japonais est arrivé jusqu'à nous et que notre vie – qui s’est mise au japonais – commence à son tour à être sans boussole, dépourvue de moments humains, de courage civil, de générosité envers le reste du monde, nous sommes las, nous aussi, comme l’étaient les Japonais de ces années-là, non pas parce qu’ils n’étaient pas comme nous – cela c’était une illusion, un mensonge que nous nous sommes racontés -, mais las uniquement parce qu’ils avaient de l’avance sur nous sur le chemin de la mondialisation, de l’internationalisation, de la globalisation, de l’économie sur commande.

« Quand je relis mon journal de ces années-là, ma gorge se serre. Ce beau peuple stoïque et obéissant écrasé par ses rêves internationaux de gloire ! Le sens le plus profond de son histoire a toujours été celui de la discipline et de la frugalité. (…) Les Japonais [pendant des siècles] ont pu vivre au rythme des saisons, tendre l’oreille au bruit de la grenouille qui saute dans l’étang, ils ont pu penser au beau, se dédier aux arts et les raffiner presque jusqu’à l’excès. Ils ont cultivé comme peu de peuples au monde une intimité avec la nature qui voit la fugacité des choses dans la chute des fleurs de cerisiers et sait que la mort est belle si la vie a été belle.

« L’entreprise Japon, la « Japan Inc », leur a-t-elle enseigné quelque chose de mieux ? Elle les a convaincu qu’on ne peut pas arrêter l’ascension économique et qu’avec des gros sous on peut tout acheter. Elle leur a fait croire qu'on peut cacher la corruption des puissants, quand, au contraire – comme l’a démontré le Japon lui-même dans les années qui ont suivi notre départ - la corruption finit par corroder et détruire l’ensemble du système. Ce qu'il y a de pire, c’est qu’elle les a convaincus du fait qu’on peut dépouiller l’individu de tout ce qui lui tient à coeur comme le temps, les sentiments, la religion, la fantaisie, la nature et l’art tout en restant productif. Quelle grosse erreur ! Aujourd’hui, en 2002, cet individu-là n’est presque plus capable de quoi que ce soit : il n’est plus capable de penser, de créer, d’inventer, mais surtout d’avoir l’enthousiasme de ceux qui ont porté le Japon à son succès. C’est ainsi que, sans le soutien des gens, le Japon est en train de redescendre la pente.

« Non, nous n’avons pas réussi à aimer le Japon. Mais il y avait une leçon à tirer, et cette leçon-là nous ne l’avons pas bien comprise. Il ne suffisait pas de se dire, avec une pointe d’arrogance : « Nous, nous sommes différents. Nous ne nous laisserons jamais traiter de la même façon que vous ! »

Nous aurions dû comprendre que, avec leur genre de vie, les Japonais nous mettaient en garde contre notre propre avenir. Il y a un peu plus de douze ans que nous sommes partis. Quand je relis les pages du journal que j’ai tenu durant ces années-là, c’est notre vie d’aujourd’hui que je vois défiler sous mes yeux ».

 


Voilà une réponse plus qu'intéressante qui, je dois l'avouer, ne m'avait jamais effleurée sous cet aspect. Tout comme Madame Terzani, je faisais, sans bien y réfléchir, une simple distinction entre les « produits » exportés par le Japon, comme sa technologie, ses voitures, ses manga, son karaoke, etc., mais il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'avec eux sont également arrivés  les dieux « gain et productivité », surclassant, grignotant, annullant même toutes les autres valeurs. En toute confiance, nous nous sommes laissé aveugler par les principes du grand « libéralisme économique » qu'elle véhiculait, confondant une fois de plus, mais aussi parce que tout cela nous arrivait sans idéologie, libéralisme et démocratie (inexistante au Japon), libéralisme et droits de l'homme, libéralisme et droit d'expression. Et quand je pense que le premier pays à en faire  les frais, justement, a été les Etats-Unis! (Angela Terzani Staude en décrit très bien les mécanismes et les effets dévastants.) Cela ne me réjouit pas le moins du monde car c'est l'avenir de la démocratie occidentale qui est en jeu. Mais les jeunes générations, celles qui n'ont pas connu l'avant-Japon, le comprendront-elles avant qu'il ne soit trop tard ? Et, pour s'en défendre, sauront-elle éviter le piège des intégrismes ? Le danger arrive toujours là où on ne l'attend pas.

 

P.S. Ce livre, hélas, n'a pas été traduit en français, mais il existe une version « originale » écrite en allemand : Die Erben der Samourai. Japanische Jahre.

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Mardi 9 Mai 2006, 20:19 dans la rubrique "J'ai lu".