En Israël, c’est la fête d’Hanoucca, la fête des Lumières, et tandis que Daniela Yaari, professeur de lycée, profite de cette semaine de vacances pour aller retrouver, en Tanzanie, son beau-frère Yirmiyahu (Jérémie) resté en Afrique comme comptable à la suite d’une expédition paléontologique après la mort de son fils Eyal et de sa femme Shuli (la sœur de Daniela), Amotz, son mari, reste à Tel Aviv et s’occupe des membres plutôt turbulents de la famille Yaari. Avec ce roman, Abraham Yehoshua nous entraîne dans un duo entre mari et femme, couple entre deux âges encore amoureux et harmonieux, narrateurs en alternance d’affaires de famille qui se déroulent en l’espace d’une semaine entre Israël et l’Afrique.
Amotz pense continuellement à sa femme dont il ne s’est jamais séparé auparavant. C’est une semaine extrêmement chargée qui l’attend, entre la résolution du problème de sifflements et hululements du vent dans la cage d’ascenseur d’un nouveau gratte-ciel de Tel Aviv ; la défection de son fils, Moran, qui travaille avec lui à l'étude de projets d'ascenseurs parce que mis aux arrêts pour ne pas avoir répondu au rappel de l'armée ; l'agitation permanente de sa belle-fille, Efrat, consciente du charme que sa beauté exerce sur les hommes et qui cède un peu trop souvent son rôle de mère aux grands-parents ; une découverte plus approfondie du monde de ses deux petits-enfants Nadav et Neta, souvent déchaînés et capricieux mais qu'il adore ; la difficulté de caractère de sa fille Nofar, très indépendante, qui accomplit un service civil dans un hôpital de Jérusalem ; l'étrange requête de son vieux père contraint sur une chaise roulante par la maladie de Parkinson, et dont il découvre l'amour secret pour une jeunette de quatre-vingts ans encore pleine de vie. Autour de cette famille gravite une famille de Philippins qui prend soin du vieux Yaari, leur fils Hylario, jeune écolier fier d'apprendre les traditions religieuses juives, et Rorale, éphèbe minuscule, experte en acoustique.
Pendant qu’Amotz vit la quotidienneté d’une vie turbulente et frénétique entre travail et préoccupations familiales, Daniela, qui a l’intention d’affronter à nouveau et seule le deuil de la mort de sa sœur afin que sa douleur ne sombre pas dans l’oubli, se trouve aux prises avec son vieux beau-frère, Yirmiyahu : un personnage difficile qui, après la mort de son fils Eyal, tué à Tul Karem, dans les Territoires occupés, par le « tir ami » (expression utilisée maladroitement par Amotz pour lui annoncer la terrible nouvelle et qu'il ne lui pardonne toujours pas) d’un compagnon d’arme qui l’avait pris pour un recherché, couve un refus total envers Israël. Il a décidé de se détacher de tout ce qui lui rappelle ce pays, les juifs et leur histoire, et... même la paternité de son fils. Quand Daniela arrive à Morogoro avec des journaux israéliens, Yirmi les brûle, et les bougies d'Hanoucca que sa belle-sœur lui apporte en cadeau font la même fin. Il s’agit d’un refus qui, sans s’écarter d’un comportement critique, exprime sans aucune équivoque l’envie de Yirmiyahu de dire « Maintenant, ça suffit ! »
Dans ce double cadre et au rythme de l’allumage des bougies d’Hanoucca, le rendez-vous du soir accompagné des chants traditionnels, on entre de plain-pied dans une alternance de photogrammes découpés dans les vies de Daniela et d'Amotz, où ce qui se passe en Afrique se reflète en Israël et inversement. Mais, sans s'en rendre compte, on aborde également les grands problèmes de fond qui caractérisent l’Israël d’aujourd’hui.
Tout d’abord la lassitude, la déception et l’incertitude pour le futur du pays face à un conflit sans solution : une sensation qui, entre autre, envahit bon nombre d’Israéliens las de la guerre, du terrorisme et désireux de vivre en paix et en harmonie avec le monde. A Daniela qui lui demande s’il compte rentrer en Israël, Yirmiyahu répond :
« Il n’y a rien qui m’incite à rentrer dans un pays qui est devenu un tour.(…) Ici, il n’y a aucun sépulcre antique ni sol de synagogue en ruine ; il n’y a aucun musée avec des restes d’une parochet brûlée, ni témoignages de pogroms ou de l’holocauste ; il n’y a ni diaspora ni dispersion ; il n’y a aucune réminiscence d’une époque dorée et il n’y a jamais eu aucune communauté juive qui ait contribué à l’enrichissement de la culture mondiale. Ici, personne ne s’occupe d’assimilation ou d’extermination, de haine envers soi-même ou d’orgueil ; on ne parle pas du peuple élu et aucune grand-mère ne se pointe à la recherche de sa propre identité. Il n’y a ni croyants ni laïcs, ni religiosité trop indulgente envers elle-même, mais surtout on n’y a pas la moindre nostalgie. Et il n’y a aucun heurt entre tradition et modernisation. Il n’y a aucune rébellion contre les pères ni nouvelles interprétations d’antiques habitudes. Ça n’intéresse personne de savoir qui est juif, Israélien, ou même Cananéen, si Israël est un Etat plus démocratique ou plus juif, s’il a encore quelques espérances de survie ou s’il est arrivé au terminus. Les gens qui m’entourent n’essaient pas de démêler cette pelote embrouillée qui exaspère et confond. Ici on vit. J’ai 70 ans, Daniela, et j’ai le droit de m’éloigner de tout cela. » (la septième bougie, chap. 12))
Et au sein d'une situation aussi profondément gangrénée, on a l'impression qu'Israéliens et Palestiniens ne peuvent que continuer à s'enfoncer, toujours plus, dans l'incompréhension réciproque.
Dans ce livre, de près ou de loin tout tourne autour de la mort d’Eyal. Vu qu’elle est due à un « tir ami », en toute logique, elle ne devrait susciter aucune rancœur supplémentaire entre les deux peuples, mais il n’en est rien. Quand Yirmiyahu retourne à Tul Karem, chez les Palestiniens chez qui son fils a été tué, et qu'il explique que son fils a été naïf, que c’est de sa faute, qu'il ne peut accuser aucun de ses compagnons d’armes, mais que lui, il a besoin, ne serait-ce qu'à travers un mot, qu'eux témoignent du geste qu’il a fait, parce qu’il était en train de les aider, la jeune femme qu'on lui envoie pour lui répondre, enceinte (mais qui accouchera sans que son mari puisse être auprès d’elle), instruite (mais qui a été contrainte à abandonner les études supérieures d'histoire qu’elle poursuivait à Jérusalem), et qui parle parfaitement l’hébreu avec un accent plein de douceur qui la lui rend presque sympathique, lui répond : « Qu’est-ce que vous faites encore ici ? Que cherche un homme, de nuit, chez ceux qui le haïssent ? Pourquoi importunez-vous et faites-vous peur à mon père ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Que je montre de la pitié pour votre fils ? Pourquoi devrais-je montrer de la pitié pour un soldat qui s’introduit de force dans un endroit qui ne lui appartient pas, qui se moque de nous, de qui nous sommes et de ce que nous sommes, occupe le toit d’une famille pour tendre un piège à l’un de nous, mais pense que s’il nous fait une faveur, s’il rend le seau propre et efface les signes de sa peur, nous, nous lui pardonnerons les offenses et les humiliations ? Mais comment peut-on pardonner ? Croyez-vous que vous pouvez nous acheter avec un seau propre ? » « Nous sommes exaspérés, vous nous avez pris la terre et l’eau, vous contrôlez nos moindres mouvements. Donnez-nous au moins la possibilité de nous unir à vous. Autrement nous mourrons avec vous. Mais vous, même si vous êtes très doués pour vous insinuer au milieu des autres, vous êtes renfermés sur vous-mêmes, vous ne vous intégrez pas et ne laissez jamais que les autres s’intègrent avec vous. Donc, que pouvons-nous encore faire ? Vous haïr, et prier pour qu'arrive le moment où vous vous en irez. Ces terres ne seront jamais votre patrie si vous ne savez pas vous mêler à tout ce qui s’y trouve. Allez, reprenez votre bâton de voyageur et allez-vous-en. Même l’enfant que je porte en moi n’attend que ça ! » (la septième bougie. 10ème chap.)
(Traduction des citations lues en italien par ImpasseSud)
Heureusement, au-dessus de tout, il y a cet intense rapport de couple cher à l'auteur, et un sens aigu de la famille, peuplée de grands-parents, enfants, petits-enfants, gendre et belle-fille, plus ou moins harmonieuse, mais source de satisfactions et de peines, de craintes et de joies. C’est un petit microcosme celui que Yehoshua met sous nos yeux en plus d’une remarquable analyse de la société israélienne, variée et complexe, pleine de contradictions mais comble d'une inépuisable envie de vivre.
Avec ce livre, on plonge dans une histoire sans points saillants, mais passionnante, poignante, pleine de chaleur, de douleur et d’intimité, jamais dénuée d’humour, et qui dénote, une fois de plus, de la grande connaissance qu'Abraham Yehoshua a de l’être humain. Alors, si vous ne lisez qu’un livre de temps en temps, ne laissez surtout pas passer celui-là.
P.S. Pour ceux qui comprennent l'italien, je conseille de regarder l'entretien-vidéo du lancement de ce livre qu'Abraham Yehoshua a accordé à RAI 3. Bien sûr, on y découvre des clefs de lecture, mais en même temps, cela donne l'occasion de réentendre l'opinion convaincue de l'auteur sur le conflit israélo-palestinien, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de solution durable hors de la création de deux Etats distincts (et non pas d'un Etat binational comme le voudraient les Palestiniens) : "... J’ai toujours été pour la solution de deux Etats séparés et le fait est qu’ils [les Palestiniens, N.d.T] doivent nous aider, avec le monde entier, à arriver à une solution pour définir les frontières de 1967, et, sur cette base, faire un Etat palestinien et un Etat israélien de telle façon qu’il y ait une frontière avec des passages, des passages qui permettent une collaboration comme cela se passe entre les pays européens et ailleurs....."
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