Il ne s’agit ni d’un être cher, ni d’un parent, ni d’un ami, ni d’une bonne connaissance, ni même d’un animal domestique ou d’un objet. Je ne connais ni son nom, ni son prénom, mais je n’arrive pas à me faire une raison de son absence. Tous les matins, et même plusieurs fois par jour, mon regard se tourne, plein d’un espoir qui refuse de se transformer en indifférence, vers son balcon, désormais désert. Quelqu’un se souvient-il de ma dame au chat ? Et bien, elle n’a pas déménagé, elle a tout simplement disparu, et elle me manque.
Aux alentours du 15 août dernier, ses stores se sont fermés pendant une semaine. « Rien d’étonnant à cela, elle est partie quelques jours en vacances », me suis-je dit vu qu’elle le faisait chaque année. Mais les volets de la cuisine sont remontés, le chat a repris ses habitudes vers sa litière, mais sa patronne n’est pas rentrée. C’est son fils qui, en septembre, la vidait chaque jour dans un sac en plastique. Quant au chat, seul toute la journée, il était clair que, même vu de loin, son poil ternissait.
Début octobre, elle a réapparu. Pimpante et presque élégante car elle avait coupé ses cheveux filasses et leur avait sans doute permis de reprendre leur teinte naturelle, elle a repris sa place sur son balcon, sans délaisser son inséparable cigarette. Elle semblait heureuse, et entre les visites qui se relayaient chez elle et les conversations qu’elle échangeait avec ses connaissances qui passaient dans la rue, il était clair que tout le monde était content qu’elle soit rentrée. Finalement ! Moi aussi, j’étais rassurée.
Un jour, à la méditerranéenne, de mon balcon je me suis même hasardée à lui demander - c’est-à-dire avec un geste ou en agitant ma main droite de bas en haut, la paume tournée vers le haut et les doigts joints -, ce qu’il se passait ? Ce à quoi, elle m’a répondu, en imprimant un mouvement ondulant à sa main droite largement ouverte, la paume vers le bas, qu’en somme (insomma), « elle allait comme ci comme ça ».
Même si nos balcons se font face, sa rue n’est pas la mienne, et il est donc extrêmement rare que nous nous rencontrions. Le hasard, cependant, a voulu qu’une semaine plus tard, à la caisse d’un supermarché, je fasse la queue derrière elle. J’en ai profité pour la saluer et lui exprimer mon inquiétude :
- Oui, m’a-t-elle dit, j’ai été bien mal. J’ai même dû partir ». Ce qui en langage local signifie qu’elle a dû être hospitaliser dans un grand centre, à Milan ou à Rome.
- Et ça va mieux ?, lui ai-je demandé.
- Insomma ! a-t-elle déclaré pour accompagner le geste fluctuant qu’entreprenait sa main droite. « Je dois me faire opérer au mois de novembre ».
- J’espère que ce n’est pas trop grave ? ai-je demandé.
- Insomma ! a-t-elle répondu à nouveau.
Comprenant qu’elle n’avait pas envie d’en dire plus à quelqu’un que, somme toute, elle ne connaît pas, je n’ai pas insisté, et avec un sourire que j’ai essayé de rendre le plus chaleureux possible, je l’ai saluée en disant :
- En tous cas, je souhaite que tout se passe bien et que vous reveniez bien vite chez vous.
Début novembre elle a donc de nouveau disparu, et, fin novembre, elle est rentrée chez elle, mais pas en bonne forme apparemment car sur son balcon, elle ne sortait qu’en pyjama, enveloppée dans de multiples pulls sous un long peignoir blanc, pour tromper, en fumant une cigarette, la solitude des longues journées qui devaient être les siennes, son fils étant à l’école supérieure et son mari au travail. Son chat, dont la queue avait nettement remontée, faisait tout ce qu’il pouvait, et l’un et l’autre se cajolaient. C’est ainsi qu’à travers les gestes de notre dialogue méditerranéen et un pauvre sourire, j’ai pu apprendre que, « insomma », elle n’allait pas très bien. Début décembre, elle a complètement disparu.
Toujours d’après les signes méditerranéens que renvoient son triste balcon, je pense qu’elle est encore en vie. Le chat ne sort plus que pour aller sur sa litière que le fils de notre dame continue à changer, mais il me semble que son poil d’un noir si luisant a viré au gris foncé, terne, et que sa queue rase presque le sol. La plante qu’il grignotait comme purgatif a d’ailleurs séché. Sa patronne lui manque, il n’y a aucun doute. Mais, étrangement, elle me manque à moi aussi, et il ne se passe pas un jour sans que je l’imagine sur un lit de souffrance, pas un jour sans que je guette son retour.
Il existe des personnes qui, abstraction faite du lien de relation, parenté ou amitié, de leur niveau social ou d’instruction et de leurs intérêts, sont pourvus d’une aura de chaleur humaine, et qui, par leur simple façon d’être, émanent autour d’eux la sympathie, la douceur, la simplicité et l’ouverture aux autres. Leur seule présence est suffisante pour vous insuffler, un matin, le courage qui vous manque, pour vous souffler la parole qui fera du bien à votre entourage. Ma « dame au chat » est une de ces personnes-là. Quand elle rentrera, c’est probablement à travers des gestes méditerranéens que je lui souhaiterai un bon retour, c’est probablement avec d’autres gestes méditerranéens qu’elle me fera savoir si, finalement, elle est guérie. En attendant, l’important c’est qu’elle aille mieux et qu’elle puisse enfin rentrer chez elle.
Mots-clefs : Société, Europe, Méditerranée
Commentaires et Mises à jour :
Beau cliché !
"difficile à expliquer..."
Peut-être, mais n'est-ce tout simplement que la vie qu'on observe, sans le vouloir, au travers de gestes anodins de tierces personnes, qui, à la longue sont nos repaires dans le temps qui passe, et parfois nous dépasse.
En tout cas, c'est encore une très belle carte postale de ta vie, que tu nous offres avec ta plume pleines de sensations...
Re: Beau cliché !
C'est peut-être une des raisons pour lesquelles j'ai pris cette dame en sympathie, car tout en étant si présente elle sait rester très discrète.
Je
Et je connais ces sentiments difficiles à expliquer :-)