Voilà plusieurs mois que la question suivante me turlupine : à quoi peut bien servir un voilier si ce n’est pour voyager à la force du vent ? Parce qu’il faut se rendre à l’évidence, en face de chez moi ou même là où la mer se perd à l’horizon, je ne vois pesque plus passer que des râteliers noirs ou blancs avec une, deux ou parfois même trois barres, ou des embarcations qui, de loin, ressemblent à de vieux peignes édentés. Dans ce phénomène en grande expansion, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Ces voiliers ont-ils perdu leurs voiles ? Ceux qui sont à bord ont-ils perdu les bras pour les hisser ? Sont-ils tous fatigués ? Ont-ils peur du vent, de son souffle, de sa force, de ses revirements, de ses caprices, de ses secrets ? Ou est-ce le vent qui a décidé de snober ces « vacanciers » qui ne le comprennent pas ?

Il ne me vient qu’une seule réponse : partir en Méditerranée sur un voilier est sans doute à la mode et le tourisme de masse aisé s’en est emparé, comme d’un status-symbol. Mais comme pour l’effort physique (très à la mode lui aussi) qu'on fait désormais avec régularité et dans la sécurité des salles de gym, on préfère sans doute, ici aussi, se fier à la régularité et à la sécurité que vous offre un moteur. Mais que diable, si on ne veut pas hisser la voile, pourquoi ne s’achète-t-on pas, ne loue-t-on pas une vedette, une pilotine, un yacht si on a le goût du luxe, un chalutier si on aime le poisson, un dragueur si on aime draguer, un hydroptère si on est pressé ou un navire de croisière si on a le goût des grandeurs ou besoin de toutes ses aises ?!?!

J’exagère, bien entendu, mais une de mes amies ne me racontait-elle pas, ces jours-ci, la colère qui est souvent montée en elle durant les quelques jours qu’elle a passé en Auvergne et en Bretagne, où villages touristiques et hôtels en surnombre ont surgi autour des sites historiques ou secrets, afin que des masses de touristes puissent aller y jeter leurs papiers gras et leurs bouteilles vides tout en déambulant, sans le moindre intérêt, au milieu des mégalithes qu’aujourd’hui il faut même protéger, ou, bruyamment, dans le silence des paysages préservés, racontant ensuite qu’ils ont passé des vacances culturelles ou au sein de la nature ? Les voiliers sans voiles vont-ils bientôt envahir nos mers ?

Un voilier sans voile, c’est un non-sens, une hérésie, c’est comme un jour sans lumière, un corps sans âme, une fontaine sans eau, un enfant sans rire, un feu sans chaleur, etc. Ce n’est plus qu’un vulgaire produit d'étalage. Dois-je désormais me contenter des petits triangles candides des frêles youyous des écoles de voile ? Ou des rares régates qu’organisent les clubs locaux ? Ou de l’escale, tous les quatre ou cinq ans, d’une compétition nationale ? Non ! Je ne saurais, car, à la voile, moi j’y ai goûté, même si très peu. Désormais j’ai besoin des taches blanches sur l’onde épaisse, j’ai besoin de pouvoir rêver du murmure soutenu du vent dans les voiles, suivre les changements de bord et imaginer leurs claquements, je suis curieuse de savoir si l’embarcation est pourvue d’un foc ou d’un génois, j’aime jouir des couleurs des spinnakers tendus à craquer, mais surtout j’ai besoin de me tranquilliser, d’être sûre que ceux qui sont à bord n’ont pas peur du vent, qu'ils ne suivent pas une mode, qu'ils aiment vraiment la mer avec son intransigeance, ses humeurs, sa poésie et les efforts qu'elle requiert. Et puis, comme on le dit si bien ici : « A quoi bon compter les étoiles quand on est un marin sans voile ? »

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