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« Zabriskie Point », Michelangelo Antonioni, (1970)
--> Michelangelo Antonioni nous a quittés ce 30 juillet

Quelle hécatombe parmi les grands réalisateurs ce 30 juillet ! Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni, une génération exceptionnelle qui nous tire peu à peu sa révérence ! La télé a finalement extirpé de ses archives quelques-uns de leurs films les plus connus, comme Fanny et Alexander pour le premier, et Blow-up et Zabriskie Point pour le second. « Zabriskie Point », je me souviens de l’avoir vu peu de temps après sa sortie et d’en avoir été littéralement éblouie. Par son extraordinaire esthétique, cela va sans dire, qui suffit presque à en faire un très grand film, mais aussi par l’immense impression de libération qui s’en dégageait, même si, à l’époque, j’avais, sans aucun doute, des notions beaucoup moins claires (la France n’étant pas les Etats-Unis) sur les méfaits d’une civilisation qui avait résolument choisi la course à la consommation. Alberto Moravia, dans la présentation du film qu’il écrivit sans doute juste après sa sortie, en 1970, n’a pas hésité à qualifier cette œuvre de « prophétique ». Trente-sept ans plus tard, j’ai trouvé son commentaire si perspicace, que, plutôt que d'y aller de ma plume, j’ai préféré le reprendre et le traduire. Il est un peu long, sans doute, mais véritablement intéressant, car son contenu est à la fois si actuel et si décalé qu’on va quand même au bout.

 

« Dans Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, nombreux sont ceux qui ont cru voir une certaine disproportion entre la frêle histoire d’amour et l’apocalypse finale. Effectivement, si on lit le film comme une histoire d’amour, la disproportion est indéniable. Deux jeunes se rencontrent par hasard, ils s’aiment et après avoir passé deux heures ensemble (le temps strictement nécessaire pour faire l’amour sans trop de brutalité), ils se séparent. Elle, elle continue son voyage vers la villa majestueuse de l’homme d’affaires dont elle est la secrétaire. Lui, il retourne à l’aéroport d’où il s’est envolé pour restituer l’avion qu’il y avait volé. La malchance veut qu’au moment de l’atterrissage la police tire et le tue. La jeune fille apprend sa mort à la radio de sa voiture. Et alors, dans une douleur indignée, elle imagine que la villa de l’homme d’affaires est réduite en cendres par une déflagration nucléaire. D’autant plus que la mort du jeune homme n’a pas l’air d’être le résultat d’une de ces situations américaines terrifiantes de conformisme et d’hypocrisie si souvent dénoncées par le roman et le cinéma des Etats-Unis. Mark, il est vrai, meurt abattu par la police, mais sa mort a l'air, - et c'est sans doute vrai -, d'une erreur, d'un hasard, d'une fatalité.

Mais il y a une autre façon de lire ce film. Dans cette lecture, l’histoire d’amour n’est qu’un des aspects parmi tant d’autres de quelque chose de beaucoup plus vaste et plus important ; tout comme l’erreur de la police qui n’est, lui aussi, qu’un détail d’un cadre beaucoup plus ample et plus complexe. En d’autres termes, il ne faut pas lire ce film dans le sens de la narration traditionnelle, avec un début, un développement et une conclusion, mais comme la représentation du conflit entre deux visions opposées du monde. Lu de cette façon, Zabriskie Point apparaît alors comme un film équilibré auquel, peut-être, nuit seulement le fait d’être « aussi » une histoire d’amour, même si seulement en apparence.

Quel est le contraste de fond qui constitue l’élément propulseur et véritablement intéressant de ce film singulier ?

Il se peut qu’Antonioni n’en ait pas été tout à fait conscient. Il se peut, comme cela se passe généralement pour les artistes, qu’il soit arriver, pour son propre compte et avec les moyens « inconscients » de l’intuition artistique, aux mêmes conclusions auxquelles sont parvenus les autres par la pensée critique. Mais, de toute façon, il est hors de doute que ce film fait ombrage au conflit bien connu entre l’instinct de la vie et l’instinct de la mort freudiens, Eros et Thanatos et (peut-être plus exactement) entre la conception ludique et la conception utilitaire de la vie. Vu dans cette perspective, l’affaire de Zabriskie Point s’organise et s’articule de manière cohérente, sans plus aucune disproportion ou faiblesse.

La vie, le jeu, le plaisir sont des activités qui sont une fin en soi ; elles n’ont pas d’autres buts, justement, en dehors de la vie, du jeu, du plaisir. C’est ce qui explique pourquoi Mark, le jeune homme contestataire, conteste aussi la contestation, laquelle a malgré tout un but ; puis qu’il vole l’avion pour le seul goût de faire des cabrioles dans le ciel ; et qu’ensuite il fasse la cour à Daria seulement parce que c’est amusant de faire la cour avec un avion à une femme qui fonce en voiture ; et, pour finir, qu’il fasse l’amour avec la jeune fille parce qu’il y a de la beauté dans le fait de jouer avec son propre corps et avec celui de l’autre. De son côté, la jeune fille agit exactement de la même manière : par jeu, par plaisir, sans, - c’est vraiment le cas de le dire -, seconde fin.

La rencontre de ces deux jeux, des deux Eros, culmine dans le love-in imaginaire, au milieu des sables de la Vallée de la mort. Que signifie cette scène ? Elle signifie qu’on devrait toujours faire comme ça, que le jeu et Eros permettent de communiquer et d’aimer ; que, somme toute, la vie ne devrait pas avoir d’autre but que la vie.

Mais le vallon où advient le love-in est un lieu d’une aridité assoiffée, d’une absence de vie totale. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’appelle la Vallée de la mort. Et c’est là qu’apparaît l’instinct de mort auquel s’oppose l’instinct de vie, Eros, le jeu qui se suffit à lui-même.

Cet instinct est illustré de différentes façons, dans le film tout entier : par la police qui donne l’assaut à l’université ; par l’aéroport où on garde les avions, instruments de liberté et de jeu ; par le boss de Daria avec ses affaires de spéculateur dans le bâtiment ; par le village dans lequel ne vivent que des vieux décrépis et des gosses retardés ; par la grotesque famille bourgeoise qui, en s’arrêtant à la limite de la Vallée de la mort, souhaite qu’en surgisse un drive-in au plus vite ; par les affairistes qui, dans la villa du boss de Daria, discutent de la façon la meilleure pour exploiter les beautés du désert dans un sens touristique ; et, pour finir, par les policiers qui, pareils à des robots ou à des martiens, abattent Mark sans motif quand il atterrit.
Le conflit se terminerait donc, comme tant de films américains vieux ou récents, comme Easy Rider, comme Bonnie et Clyde, par la victoire de
Thanatos sur Eros, de l’utilité sur le jeu, de la mort sur la vie. Cependant, c’est alors que hors de toute logique narratrice traditionnelle (mais déjà anticipé et préparé par le visionnaire love-in collectif de la Vallée de la mort), qu’éclate la fureur prophétique d’Antonioni.

Daria imagine qu’une explosion nucléaire détruit la villa. La répétition de l’explosion, si complaisante et si impitoyable, fait comprendre que pour Daria la villa est le symbole de la société de consommation toute entière et confirme, s’il en était besoin, que le film n’est pas seulement une histoire d’amour, mais aussi et surtout, l’expression d’un sentiment d’un âpre refus polémique, selon la tradition européenne du respect de la personne humaine, laquelle, cependant, semble porter aux mêmes conclusions que les diagnostics freudo-marxiens formulés par la contestation. Ainsi, la conception dialectique et psychanalytique du mal comme répression rejoint curieusement la conception moraliste du mal comme impiété. On découvre que la Bible et l’Evangile avaient dit les mêmes choses de Freud et de Marx.

Dans Zabriskie Point, le lien entre ces deux conceptions qui convergent vers la même condamnation, il faut le rechercher dans la conclusion apocalyptique. Certes, l’apocalypse est une punition antique et invraisemblable. Mais la catastrophe thermonucléaire, rendue peut-être fatale par la même logique interne de la civilisation, lui a restitué dernièrement une actualité et une vraisemblance menaçantes.

Toute l’originalité de Zabriskie Point se trouve dans ce final, dans cette prophétie du désastre atomique qui « punira » la civilisation de la consommation pour avoir permis que Thanatos ait la meilleure sur Eros.

Il est clair que l’Amérique est apparue à Antonioni comme le lieu ou la fin, c’est-à-dire l’homme, devient le moyen, et le moyen, c’est-à-dire le profit, devient la fin ; où les choses valent plus que les gens bien qu’elles soient produites par les gens ; où, pour finir, ce bouleversement funeste des valeurs est advenu pour ainsi dire « en toute bonne foi », à travers les voies mystérieuses d’un bien (la civilisation industrielle) qui, à la fin, s’est révélée un mal.

En somme, l’Amérique est un lieu aride comme le désert de Zabriskie Point, où il est impossible d’aimer et d’être aimé. Mais qu’est-ce que l’amour, si ce n’est la vie elle-même dans sa forme originelle ? Donc l’Amérique, telle qu’elle est aujourd’hui, est hostile à la vie.

C’est ici qu’on arrive à la véritable matière de la controverse entre Antonioni et la critique américaine. Ce que la critique a reproché à Antonioni, ce n’est pas tant d’avoir condamné l’Amérique que de ne pas avoir motivé sa condamnation de manière « rationnelle ».

Prenons Greed [Les rapaces, 1924, NdT], le mémorable film de Stroheim, qui, lui aussi, se déroule en partie dans la même symbolique Vallée de la mort. L’avarice qui, selon le réalisateur, minerait la civilisation des Etats-Unis, est pourtant toujours un motif sérieux et plausible. Et dans un film comme Bonny et Clyde, les deux protagonistes sont, pour le moins, d’authentiques gangsters, dont la révolte, - peut-être justifiée -, ne pouvait pas ne pas finir en catastrophe.

Par contre Mark et Diana ne sont que deux amants. Antonioni a jaugé une entière civilisation face à l’amour et il a trouvé qu’il en était absent. D’après la critique américaine, il s’agit d’une opération illégitime : un mince idylle ne peut pas servir de détonateur à la fin du monde.

Mais nous avons déjà démontré que cette façon de lire Zabriskie Point, privilégiée, il faut le reconnaître, par le réalisateur en personne avec sa technique métaphorique, n’est ni juste ni rentable.

De toute façon, même si on veut accepter la thèse superficielle et distraite du flirt qui déchaîne l’apocalypse, à notre avis, il nous faut considérer cette disproportion entre cause et effet non pas comme un défaut, mais comme le caractère distinct qui confère originalité et nouveauté au film d’Antonioni. En effet, on a toujours fait des films critiques sur l’Amérique, et il faut reconnaître que ce sont les réalisateurs américains qui, justement, ont, les premiers, mis en évidence et condamné les aspects négatifs de l’« american way of life ». Par exemple, il suffit de se rappeler Easy Rider, cité plus haut, dans lequel on dénonce l’intolérance raciste et conformiste américaine comme une violence dont il n’y a aucune trace dans Zabriskie Point. Et pourtant, la critique américaine n’a pas attaquée Easy Rider, au contraire. Pourquoi ? Parce que ni dans Easy Rider, ni dans aucun autre film américain ou européen sur les Etats-Unis, on n’avait jamais envisagé l’hypothèse nouvelle et bouleversante qu’un feu « moralisateur » puisse un jour détruire la superbe Babylone moderne, c’est-à-dire les Etats-Unis.

En somme, qu’on en soit conscient ou non, Zabriskie Point est une prophétie de type biblique sous forme de film. Aux temps où la religion comptait encore, ce genre de prophétie faisait partie de la normalité. Il y a plus ou moins quatre siècles, un tableau comme celui où Durer a représenté Lot, sa femme et sa fille qui marchent tranquillement sur un sentier rupestre tandis qu’à l’horizon des torrents de fumée et de flammes montent au ciel de l’incendie de Sodome et Gomorrhe, décrivait quelque chose que, pendant longtemps, on avait cru tout à fait possible.

Antonioni n’est probablement pas un grand lecteur de la Bible, bien que, évidemment, des archétypes culturels inconscients et lointains aient agi en lui. Mais les Américains la lisent ou, tout du moins, ils la lisait encore récemment. C’est justement la disproportion entre l’idylle détonateur et la conflagration finale qui a éveillé leurs soupçons. Ils ont senti qu’il ne s’agissait pas d’un de ces jugements sociologiques habituels, mais d’une « prophétie ». Leur réaction vient de là.

D’habitude le cinéma est narrateur, c’est-à-dire qu’il raconte des évènements qui se vérifient dans le temps.

L’originalité de Zabriskie Point se trouve justement dans la malédiction finale qui projette le film hors de la durée narratrice par le moyen d’un puissant sursaut moral, l’apparente absence de rapport entre le joyeux et ignare banquet de Balthasar, roi biblique de Chaldée, et la main mystérieuse qui écrit sur le mur les trois mots prophétiques : « Manes, Tecel, Fares ». Aucune enquête n’a averti Balthasar qu’au comble de sa prospérité et de sa puissance, son règne serait envahi par les Mèdes, et que Darius le tuerait et prendrait sa place sur le trône de Babylone. Dans Zabriskie Point, tout comme dans le récit biblique, la cause de la catastrophe n’est pas indiquée explicitement, mais on peut supposer que Balthasar avait, sans s’en rendre compte, dépassé de la même façon que la société puritaine étasunienne les confins mystérieux qui séparent le bien du mal.

La preuve que ceci est le sens véritable de Zabriskie Point, se trouve, comme d’habitude, dans sa réussite esthétique, vérifiable dans toutes les séquences. Par exemple : les annotations sur la vie urbaine de Los Angeles, les vues sur le « big business » américain, l’amour entre l’avion et la voiture, dans le désert ; les étreintes dans la Vallée de la Mort ; la mort de Mark à son retour à l’aéroport, certainement la chose la plus belle du film.

Mais le point fort est malgré tout la catastrophe finale imaginée par Daria au moment où, comme les femmes de Lot, elle se retourne pour regarder la villa de son boss et la voit exploser, se désintégrer. Antonioni a voulu représenter à travers les images du cinéma la désintégration qui avait déjà eu lieu dans notre culture et il y a réussi par la mémorable séquence finale de la destruction. Tous les produits de la civilisation de consommation, des livres aux voitures, des boites de conserve à l’habillement, des électroménagers aux mass médias, qui finissent en miettes entre le feu et les flammes, après que la villa ait explosé, et, projetés dans le ciel, retombent lentement comme les cendres et les lapilli d’une éruption, donnent très bien l’idée d’une apocalypse industrielle et technologique provoquée par la victoire définitive de la mort sur la vie dans notre civilisation, industrielle et technologique justement.

Dans les centuries astrologiques de Nostradamus, il y a deux strophes qui semblent décrire le final thermonucléaire du film d’Antonioni :

Le doigt du destin écrit et passe, ayant écrit

Et ni ta piété, ni ta sagesse,

Peuvent faire qu’il se trompe d’une demi ligne

Ni que toutes tes larmes effacent un seul mot

La grande ville sera dévastée,

De ses habitants personne ne survivra,

Mur, sexe, temple et vierge violée,

Par le fer, le feu, la peste, les canons le peuple mourra.

Antonioni ne « désire » certainement pas la fin du monde, pas plus que ne la désirait Nostradamus du reste, selon toute probabilité. Il faut au contraire voir dans Zabriskie Point la récupération, à titre poétique, d’un « genre » qu’on pouvait désormais croire éteint : celui de la prophétie, de la vaticination, de la vision eschatologique.

Cette récupération est d’autant plus remarquable qu’elle est effectuée par un artiste qui jusque-là avait maintenu sa propre vision du monde dans les limites d’une thématique individuelle. En réalité, avec l’explosion finale de Zabriskie Point, assez logique, c’est l’art d’Antonioni qui a explosé.

L’avenir nous dira si ce réalisateur tiendra compte de cette explosion dans ses prochains films, ou si, comme cela se passe souvent, il reprendra et développera de nouveaux thèmes soit en opposition avec « Zabriskie », soit, au contraire, dans des directions complètement inédites. »

Alberto Moravia

Traduction de l’italien par ImpasseSud

 


Trente-sept ans plus tard, après qu'un certain 11 septembre ait donné un petit aperçu réel de ce que pourrait être l'apocalypse et fait replonger un bon nombre d'Américains dans leur Bible, après qu’amour et communication, libérés sans aucun doute durant les années 70, aient été récupérés par la banalité, l’excès, voire la vulgarité et le mensonge, ce film a-t-il encore la même puissance prophétique pour l'immédiat ? Je ne le crois pas, ou plutôt la question m'intéresse peu, d'autant plus qu'il y a longtemps que l'apparente bonne foi américaine ne trompe plus personne. Alors, que ceux qui le voient pour la première fois s'accrochent à l'esthétique, aux couleurs, à la musique ! Qu'ils se laissent tout simplement couler dans la beauté !

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Jeudi 2 Août 2007, 11:13 dans la rubrique "J'ai vu".

Commentaires et Mises à jour :

rodolphe
10-02-08 à 09:36

Zabriskie point

le chef d'oeuvre Zabriskie Point est actuellement au cinéma en copies neuves. A paris, il est programmé au champo (51 rue des écoles, paris 5e) En province, dans les salles utopia (montpellier, avignon, toulouse, bordeaux) le cinéma tnb à rennes , le cnp à lyon

Extraits presse

"On lui avait commandé Easy Rider 2: Antonioni fait un grand film abstrait, précipité poétique de mythologies américaines"
Les Inrockuptibles, le 30 janvier 2008

" Un Big Bang américain, une symphonie chaotique de couleurs et de feu, une image que les années 1960 avaient attendue pendant trop longtemps et qui ouvrait en fanfare les années 1970" Les Échos, le 30 janvier 2008

"Le Trip d'Antonioni (...) L'alchimie est saisissante "
"Zabriskie Point peut se regarder comme une suite de tableaux hallucinés. Mais c’est aussi un film à écouter, un gigantesque clip d’avant les clips, en prise avec les expériences musicales de l’époque"
Télérama , le 30 janvier 2008

 
ImpasseSud
10-02-08 à 16:07

Re: Zabriskie point

Rodolphe,
Merci d'avoir signaler cette reprise, car ce film vaut vraiment la peine d'être vu.