On le dit, on le répète, il y aurait une cassure entre les décideurs au pouvoir et au niveau des grandes entreprises et la classe montante des élites de 30 à 45 ans. Les premiers seraient en train de retarder l’ascension des seconds, les empêcheraient de prendre la relève. Espérant en apprendre un peu plus, je suis allée lire un article paru dans Le Monde : « La nouvelle génération de cadres face à la "société de défiance » » Cet article ne dit rien de plus que ce que savent déjà tous ceux que cette question intéresse. Déçue et énervée par les lieux communs, comme si c’était le première fois depuis la nuit des temps que la génération au pouvoir laisse mal volontiers sa place à celle qui suit, j’ai alors été lire l’encart sur fond marron, afin d’éclairer ma lanterne à propos du faiseur d’enquêtes qui avait fourni les bases de cet article, et j’ai pu lire :

« Euro-RSCG, comme plusieurs sociétés de conseil, réalise de nombreuses enquêtes "qualitatives" pour ses clients (entreprises, annonceurs publicitaires, partis politiques). Ce sont des enquêtes tirées d'entretiens semi-directifs menés sur des groupes ou des individus, sans souci de constituer un panel représentatif. Les entretiens restent toujours anonymes, sans spécification des catégories professionnelles, selon des méthodes importées des Etats-Unis il y a plus de vingt-cinq ans. Le but n'est pas de trouver des corrélations statistiques mais de comprendre les représentations sociales d'un groupe.

Cette enquête a été menée auprès d'une centaine de personnes, en position de pouvoir ou insérées dans des sphères d'influence, âgées de 30 à 45 ans. L'étude, normalement confidentielle, est accessible aux entreprises et partis politiques clients de l'agence. »

Je ne dois vraiment pas être très éveillée, car je ne comprends pas comment on peut se faire une idée précise et ensuite émettre une opinion sur une portion spécifique de la société, quand on pose à un nombre extrêmement restreint de personnes des demi-questions  qui ignorent des facteurs clefs ? A quoi sert le résultat d’une enquête qui n’a pas pour but de fournir un panel représentatif ? A vous dire ce que vous désirez entendre ? A diffuser l’idée qui était la vôtre avant l’enquête ? A fournir du travail aux chômeurs  (si au moins !) ?

Et puis ce « selon des méthodes importées des Etats-Unis il y a plus de vingt-cinq ans ». Voilà bien le type de référence qui m’exaspère. Vingt-cinq ! Selon les critères de notre époque, ne s’agit-il pas d’une durée prohibitive, de vieilles méthodes à jeter aux rebus, à revoir de fond en comble, à restructurer ? En plus, nous sommes en train de couler dans le sillage des Etats-Unis, une hégémonie sur le déclin, mais il faudrait encore que nous, Européens, nous continuions à marcher dans leurs pas, à les considérer comme des maîtres, à penser comme eux et à faire nôtres leurs critères de valeurs, à aligner nos comportements sur les leurs, à considérer leur mode de vie comme le meilleur, à tourner des regards secrètement fascinés vers ceux qui mettent la planète à feu et à sang pour s’en approprier les ressources, qui refusent d’arrêter de l’empoisonner, qui sanctifient le libéralisme mais  s’en retournent à l’intégrisme du temps des sorcières de Salem  et de "La lettre écarlate", qui n’ont pas encore réussi à résoudre les problèmes de l’Oncle Tom, et dont le désir unanime est de voir naufrager une UE en difficulté? 

Comme si chez nous, en Europe, il n’y avait aucun cerveau en mesure d’élaborer des systèmes d’enquêtes et bien d’autres choses, comme si nos yeux n’étaient plus capables de voir par eux-mêmes, comme si nos critères de valeur, politiques et sociaux, même avec leurs défauts, étaient d’une qualité inférieure et n'avaient pas donné, au contraire, d'excellentes preuves. Mais peut-être que des cerveaux formatés par des études à l’américaine et des coaches ne sont plus capables d’esprit critique. Peut-être est-ce de cela dont la société se défie.

Mots-clefs : Europe, USA, Société, Union Européenne