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Italie 2010, ceux qui résistent (1) : "Une démocratie au vote mafieux"

Malgré les échos qu'on en a un peu partout dans le monde, l'atmosphère empoisonnée qui règne dans l’Italie d’aujourd’hui est difficile à imaginer pour ceux qui n’y habitent pas. Le pouvoir en place ne supporte plus la moindre critique, plus aucune entrave à ses business et magouilles, ad personam pour la plupart, et tous ceux qui osent, sans aucune arme de chantage en réserve, s’opposer, dénoncer cette terrible dégradation, deviennent immédiatement des cibles à abattre ou à rendre inoffensives, en les traînant dans la boue si on ne peut pas les acheter, quitte à fabriquer des faux infâmants. Certains médias sont désormais des spécialistes en la matière et la liste des victimes est déjà longue. Mais il y a ceux qui résistent, avec courage et bien organisés, qui continuent à raconter les choses telles qu’elles sont, soutenus par cette partie honnête de la population dont le pouvoir a peur. La légalité, la liberté d’expression et le droit de vote, ces trois points fermes mais parfois bouées de sauvetage de la démocratie, sont au plus mal. Comment conditionner des élections, vous demanderez-vous ? On peut arracher des promesses, mais chacun n'est-il pas seul dans l'isoloir ? Roberto Saviano, journaliste et auteur de Gomorra, un de ces courageux résistants que j'aime, va vous l'expliquer.

« Mains mafieuses sur la démocratie 

Je vais vous raconter une histoire, une histoire simple, facile à comprendre. Une histoire que tout le monde devrait connaître, mais que garde pour soi le peu de monde qui la connaît. Comment truquer les votes, comment contrôler les élections, comment les clans criminels font pour piloter les électeurs.
Par l’intermédiaire de scrutateurs amis et dans certains cas directement dans les imprimeries, l’organisation se procure des bulletins de vote identiques à ceux que l’électeur trouvera dans son bureau de vote. Elle les complète et les conserve. L’électeur qui veut vendre son vote va trouver les hommes de référence du clan et reçoit un bulletin de vote déjà complété. Il se rend à son bureau de vote, présente ses papiers et reçoit un bulletin régulier. Dans l’isoloir il le remplace par le bulletin déjà rempli par le clan et glisse le premier dans sa poche. Il sort de l’isoloir et enfile dans l’urne le bulletin qu’il a reçu du clan. Ensuite il s’en va et retourne vers les hommes du clan, leur donne le bulletin régulier vierge et reçoit son argent. Celui-ci est à son tour complété par les hommes du clan, donné à l’électeur suivant qui le prend, le glisse dans l’urne, puis revient à son tour avec le bulletin vierge régulier qu’il a reçu. Chacun aura son obole : 50, 100, 150€, un téléphone portable ou un petit engagement s’il a de la chance. Le clan réussit à placer tous les hommes politiques qu’il veut.

Voilà comment fonctionnent les élections dans certaines parties du pays. Aux dernières élections administratives [mars 2010, NdT], de ces colonnes nous avions lancé une provocation. Nous avions demandé à l’OSCE, à l’ONU, à l’UE de venir surveiller les élections administratives. Non pas dans les capitales, non pas dans les villes en vue où souvent ils font leurs études et observent, mais dans les endroits de province où le conditionnement est capillaire et constant, où les candidats sont directement imposés aux partis par les organisations criminelles.

M. Pisanu, le président de la commission antimafia, a confirmé que les élections administratives [de mars 2010, NdT] ont vu dans leurs listes des candidats imprésentables, des hommes et des femmes imposés directement par les organisations criminelles. La requête d’aide faite à l’ONU était de la provocation, naturellement, une façon de mettre en évidence que seuls nous ne pouvons pas nous en sortir; que les mafias sont un problème international et que, par conséquent, seule une force internationale peut les extirper.

Quand une organisation a le pouvoir de décider du destin d’un parti en en contrôlant les cartes d’adhérant, quand elle a le pouvoir de peser sur le gouvernement d’une Région, quand elle a le pouvoir de s’infiltrer avec une grande familiarité et autant de mépris dans les rangs de l’opposition et de la majorité, quand elle a le pouvoir de décider du sort de presque six millions de citoyens, on ne se trouve pas face à une urgence, à une anomalie, à un « cas Campanie » ou à un « cas Calabre », on se trouve en présence d’une prise de pouvoir qui a déjà eu lieu et dont on réussit seulement maintenant à prendre conscience en rassemblant quelques signes et symptômes évidents.

 

Dans de nombreux endroits du sud, le Popolo della Libertà [de Berlusconi, NdT] est coupable d’avoir promu comme candidats des personnes déjà condamnées ou sous enquête judiciaire pour association mafieuse. Au moment même où on a dressé ces listes électorales, on a annihilé toutes les proclamations de contraste aux organisations criminelles, on a annihilé ce qu’on avait fait de bon dans le cadre de la répression. Tout est devenu compromis parce qu’il fallait donner la priorité au nombre de voix et aux affaires. Et quand on donne la priorité aux nombres de voix et aux affaires, on donne la priorité aux mafias.
Le centre-gauche
[Partito democratico, NdT] a essayé un contrôle plus serré, mais sans toujours y réussir, du changement qui semblait s’être produit grâce au slogan « Mafieux, ne votez pas pour nous », à la dérive qui arriva à travers l’inscription à Naples de six mille personnes au Partito Democratico en un seul après-midi. La tentative d’avoir une incidence sur les primaires avait poussé les milieux proches des clans à entrer dans le parti pour conditionner ses leaders.


Quand on est loin des élections, on agite le drapeau du code éthique électoral, mais on l’oublie ensuite dès il s’agit de faire des listes des candidats qui t’apporteront des voix. Il vaut mieux être contre les organisations criminelles, mais si cela signifie que tu vas perdre les élections ? Que faire ? Compromis ou défaite ? Tout le monde répond compromis. Et ceci parce qu’on a réduit la politique à un simple instrument que les gens utilisent pour obtenir le dû qu’on ne leur donne pas.
Si tu n’as pas de travail, tu essaies de l’obtenir en votant tel homme politique ; si tu n’arrives pas à obtenir un bon lit à l’hôpital, tu essaies de voter pour le conseiller communal qui te fera la faveur de te le procurer.

Voilà, c’est cela la politique d’aujourd’hui, non plus le respect des droits fondamentaux, mais une simple affaire d’échange. Ce que les gens ont du mal à comprendre, c’est que l’homme politique qui te promet des faveurs te donne quelque chose mais il t'enlève tout le reste. Il trouve un lit d’hôpital pour ta grand-mère, il te donne peut-être l’autorisation d’ouvrir un bureau de tabac, il te fournit un petit boulot, mais il t'enlève tout le reste. Il t'enlève les établissements scolaires auxquels tu devrais avoir droit, il t'enlève la possibilité de respirer un air sain, il t'enlève le travail que tu mérites si tu en as les capacités. Voilà ce qu’est devenue la politique italienne : si on n’en prend pas acte, on discute dans l’ambiguïté.


La machine à traîner dans la boue, l’instrument qu'on utilise dans certains milieux du gouvernement pour terroriser tous ceux qui osent s’opposer est directement issu des comportements des mafias. Diffamation, délégitimations constantes, c’est la criminalité [organisée] qui nous a enseigné cette méthode qui est en train de se démontrer infaillible en faisant croire que tout est pourri, qu’il ne vaut plus la peine de croire en quoi que ce soit. Si nous étions un autre pays, nous invaliderions les élections, si nous étions un autre pays, nous demanderions de l’aide aux organismes internationaux, si nous étions dans un autre pays, nous renierions un pouvoir public conditionné par les organisations criminelles à droite comme à gauche. Mais nous ne sommes pas un autre pays. Il ne nous reste plus que la possibilité, qu’il nous faut défendre avec tout ce que nous avons, de raconter, d’observer, de comprendre et de dire comment les choses se passent, c’est-à-dire que l’Italie est une démocratie, mais que c’est également une démocratie au vote mafieux.»

Roberto Saviano, « Mani mafiose sulla democrazia » publié sur La Repubblica du 13 octobre 2010
(Traduction de l’italien par ImpasseSud)

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Ecrit par ImpasseSud, le Mercredi 20 Octobre 2010, 21:10 dans la rubrique "Actualité".