Ici il s’agit d’un livre (j'ai mis la photo de la couverture du livre original en italien, tellement plus expressive !) d’une puissance anormale, brutal, objectif et visionnaire, entre enquêtes et littérature, aussi plein d’horreurs que d’une fascination inquiétante, scrupuleusement documenté avec noms, prénoms, surnoms, dates, chiffres, fiefs, pays, villes et même adresses, mécanismes et détails structurels, clans, parentés, relations, actions, modes de vies, etc.. Un véritable « voyage » au cœur de la camorra, l'organisation criminelle napolitaine dont les tentacules arrivent jusqu’à votre porte, que ce soit à Aberdeen, Rotterdam, en Bavière, en Pologne ou sur
Malgré le retentissement international qui a suivi sa sortie, au début de l'automne 2006, (les éditeurs étrangers se sont disputés les droits de traduction : quant à savoir s’ils le publieront, ça c’est une autre affaire), je dois avouer que je n’avais pas envie de l’acheter. En Italie, les émissions sur le phénomène "mafia", sa puissance, la lutte entre les clans, sa collusion avec le pouvoir politique, ses intérêts, ses modes d’intimidations, la violence de ses assassinats, son infiltration à tous les niveaux, ses cachettes et ses réseaux, sur les blitz de la police, les libérations pour insuffisance de preuves ou échéance des termes de détention provisoire, finissent par ressembler à une interminable complainte, dont le seul résultat se situe au fond d’un soupir de résignation qui va de l’inconfort au découragement. Roberto Saviano, je l’avais entendu présenter son livre au moins deux fois, mais cela n’avait pas suffi à me décider. Puis les menaces sont arrivées, dès le mois d’octobre, suivies de sa mise sous la protection de la police. Dans la blogosphère italienne un vent d’encouragement à l’achat a commencé à souffler, même chez les plus austères, même chez les anti-best-sellers. Il fallait soutenir, avec les moyens à notre disposition, ce courageux journaliste de 27 ans qui, bien qu’étant né, ayant grandi et habitant encore dans ces terres, avait le courage de parler, de raconter ce qu'il avait vu, voyait et savait, preuves à l'appui. Tout à fait d’accord, j’avais donc acheté le bouquin, mais je l’avais laissé dans un coin. Je ne me voyais pas en train de me replonger, une fois de plus, dans ces tristes histoires si souvent entendues, d’autant plus qu'à chaque fois cela me sape le moral. Et bien je me trompais lourdement : ce qui attend le lecteur, c’est un voyage incroyable et terriblement bouleversant, mais aussi une ébauche de réponse pour tous ceux qui se demandent pourquoi le citoyen lambda ne se rebelle pas.
Dans le monde affairiste et criminel de la camorra, sévèrement structuré à tous les niveaux (que ce soit pour la répression ou l'assitance), tout commence et se termine sous le signe des « marchandises » et de leurs cycles de vie :
- les marchandises « fraîches », qui, sous les formes les plus diverses – objets en plastique, vêtements griffés, jeux vidéo, montres, etc. - arrivent à Naples dans d’énormes conteneurs, puis sont déchargées, stockées et cachées dans des immeubles qu’on a complètement vidés dans ce but, comme des créatures éventrées, privées de leurs viscères ;
- les marchandises qui, mortes désormais, arrivent de tous les coins de l’Italie, mais aussi d'un peu partout en Europe, sous forme de scories chimiques, déchets toxiques, boues, jusqu’aux squelettes humains des cimetières, pour être déversés de façon abusive dans les campagnes de
- les marchandises « classiques » de la pègre, comme la drogue et les armes, mais aussi la puissance dévastatrice du béton armé.
La « camorra », ou plutôt « il sistema » (le système) comme on l’appelle aujourd’hui, est, d’une part, une organisation d’affaires avec des ramifications sur toute la planète, et une zone grise toujours plus large où il est difficile de faire une distinction entre la richesse construite sur le sang et celle des simples opérations financières, et de l’autre, un phénomène criminel profondément influencé par la spectacularisation médiatique, qui fait que les boss se fabriquent une image identique à celle des stars du cinéma, des gangsters de Tarantino. S’ils n’avaient pas autant d’homicides à leurs comptes, ils seraient tout à fait semblables aux personnages fictifs d’un scénariste trop plein d’imagination.
Ce que nous décrit Roberto Saviano dans ce livre extrêmement bien écrit, c'est aussi bien la dangereuse logique économique, financière et expansioniste que les clans de la Campanie appliquent à leurs "entreprises", que l'imagination exaltée qui les habitent, alliée à un fatalisme mortuaire moyenâgeux. Contre cette fascinante folie de la toute puissance, que peut bien faire un pauvre prêtre courageux comme Don Peppino Diana ? Et quand on est adolescent et qu'on a le goût du défi, comment peut-on résister au désir d'entrer dans "le système" dans une région qui ne vous offre rien de plus séduisant ou, selon les endroits, pas même l'indispensable ? Et les femmes, là-dedans ?
Ce livre, qu'il est impossible d'abandonner en cours de route, m’a procuré un sommeil plus qu'agité, et plusieurs nuits de suite, car on plonge dans un enfer sans fond dont personne ne saurait imaginer la férocité inouïe ou le climat de contrainte. Que ceux qui défendent le libéralisme à outrance le lisent ! Ils se feront, en avant-première, une petite idée à propos des excès où on finit par arriver au nom de la « libre entreprise ».
Mise à jour du 01.11.2007
Mise à jour du 16.10.2008 : le succès de ce livre dans de nombreux pays et le film qu'on en a tiré sont en même temps une condamnation pour Roberto Saviano qui vit sous escorte depuis deux ans et n'a plus aucune possibilité de vie normale. Lire le 10ème commentaire.
Mise à jour du 20.10.2008 : signer l'appel lancé par 6 Prix Nobel pour soutenir Roberto Saviano et réaffirmer son droit à une vie non plus sous escorte mais en liberté en toute sécurité.
A voir : Interview de Roberto Saviano par François Busnel dans La Grande Librairie du 27 novembre 2008
Mots-clefs : Livres, Société, Italie, Europe, Sujets brûlants
Commentaires et Mises à jour :
"UBU ROI" pour se moquer de la mafia
Lu dans Le Courrier International (n° 859)
« A Scampia, une banlieue délabrée de Naples, une troupe de jeunes revisite la célèbre pièce d'Alfred Jarry. Ils y racontent leur vie quotidienne et la guerre des gangs mafieux qui ensanglante la ville, raconte l'écrivain Roberto Saviano dans La Repubblica.A Scampia, une banlieue délabrée de Naples, une troupe de jeunes revisite la célèbre pièce d'Alfred Jarry. Ils y racontent leur vie quotidienne et la guerre des gangs mafieux qui ensanglante la ville, raconte l'écrivain Roberto Saviano dans La Repubblica. »
Un nouveau miracle a lieu à Scampia, la banlieue la plus délabrée de Naples. "Arrevuoto", le projet présenté par le théâtre Mercadante de Naples, connaît cette année sa deuxième création, Ubu sotto tiro [Ubu sous les tirs], une réécriture de la pièce d'Alfred Jarry. "Arrevuoto" implique une centaine de jeunes de Scampia qui, sous la direction de Marco Martinelli, jouent des classiques du répertoire et abordent le thème du pouvoir avec les armes du grotesque, de l'ironie et de la mélancolie. "Arrevuoto" est intraduisible : on pourrait en résumer le sens par des expressions comme "être sens dessus dessous", "brouiller", "dépareiller", "bouleverser l'ordre des choses". Dans l'auditorium de Scampia, le Guignol d'Ubu roi devient Pulcinella, la marionnette traditionnelle de Naples. Ubu est tour à tour interprété par plusieurs acteurs qui tournent magnifiquement en dérision toute forme d'autorité. Le roi fanfaron fanfaronne de plus en plus, comme s'il suivait la spirale qu'il porte sur son gros ventre, symbole de tous les types de pouvoirs qui se reproduisent de la même façon sur les planches et à la ville. Pulcinella se présente sur la scène et persuade le directeur du théâtre de devenir roi le temps d'une nuit. Il se fait payer le gîte et le couvert, et ses indemnités journalières : il le fait pour lui-même, mais également pour tous les membres de sa famille, interprétés par une centaine de jeunes qui apparaissent sur la scène en survêtement. Marco Martinelli réussit à la fois à rester fidèle au texte et à le trahir comme seules les représentations théâtrales réussies savent le faire. Il s'appuie sur la dimension surréaliste de la pièce, qu'il utilise comme un outil concret, et non pas uniquement métaphorique, pour comprendre son époque. Enfin, il se sert de la langue et des visages des adolescents, qui, à travers Jarry, veulent parler de leur vie quotidienne. Lorsqu'ils se mettent tous en rang, prêts, avec Ubu le roi poltron, à défier l'armée du tsar, leur guerre imaginaire devient réelle, absolument réelle. Proche, extrêmement proche. Tellement proche qu'on dirait la guerre que se livrent les gangs de Scampia. Les acteurs ne sont pas seulement des jeunes de banlieue qui, au lieu de dealer et de se tirer dessus, jouent la comédie ; ce n'est pas une distraction, ni une représentation de fin d'année, mais ce que le théâtre italien a produit de meilleur ces dernières années. Leurs choix futurs, leur situation personnelle ou encore le quartier où ils sont nés sont le carburant de leur talent. Pas un seul instant on ne perçoit la moindre idée de récupération. Ce que l'on sent chez ces jeunes, en revanche, c'est la volonté de faire ce qu'ils veulent, et le mieux possible, comme une sorte de rébellion dans un lieu, Scampia, où leur vie paraît déjà toute tracée. A chaque instant, la mise en scène reproduit la réalité : les femmes d'Ubu sont représentées par des dizaines d'adolescentes qui, dans leur nervosité, paraissent mimer leurs propres mères et le destin de nombreuses épouses des malfrats locaux ; et l'acteur qui interprète le tsar de toutes les Russies, représenté comme un parrain mafieux, avec sa mitraillette et sa fourrure, interprète à l'évidence son propre rôle, celui qu'il doit jouer en dehors du théâtre s'il veut devenir un homme qui compte dans son quartier. Le théâtre lui procure la possibilité d'être ce qu'il veut être sans avoir à en payer les conséquences. Pour ceux qui viennent d'un quartier où l'on peut devenir dealer à 10 ans, c'est un don que seul l'art peut offrir. Et le jeu des acteurs les plus jeunes est à couper le souffle tellement ils sont doués. Pendant ce temps, dehors, le deal bat son plein. Tous les dix mètres, un barrage de police. Devant le théâtre se massent des curieux et quelques trafiquants, issus de la famille des "Espagnols", sortie gagnante de la dernière guerre des gangs contre les tout-puissants rois de la drogue, les Di Lauro. Car, à Naples, cette guerre, avec son lot quotidien de morts, continue toujours. Repères • Camorra : La mafia napolitaine, qui contrôle une grande partie du trafic de drogue en Europe. Formée de 200 familles, elle compte environ 20 000 membres. Depuis 2004, plusieurs de ces familles s'opposent au tout-puissant clan des Di Lauro, provoquant une guerre qui a déjà fait près de 360 morts. • Scampia : Quartier de la banlieue nord de Naples et haut lieu du trafic de drogue. • L'auteur Roberto Saviano, 28 ans, a publié Gomorra (Mondadori, 2006), roman-enquête sur l'activité économique et criminelle de la Camorra. Il vit depuis sous escorte, dans une localité tenue secrète. • Agenda : La première d'Ubu sotto tiro a été donnée le 31 mars à Scampia. D'autres représentations sont prévues le 24 mai à Rome et le 1er juin à Ravenne. |
Roberto Saviano |
La Repubblica |
Finalement en France et en français et à propos de son auteur
A propos de son auteur, Roberto Saviano, lire l'article paru sur Libération : "Tête de liste" ... bien que je doute que "Gomorra" soit un concentré de Gomorrhe et Camorra. Il faut savoir que Gomorrhe en italien se dit "Gomorra", nom de ville qui, à lui seul, suffit à évoquer la malédiction.
Re: Finalement en France et en français et à propos de son auteur
Non, Gomorra n'est pas un concentré de Gomorrhe et Camorra, mais une assonance terriblement vraie dans le cas du livre de Saviano, dont le titre tire son origine d'un manifeste lié à Don Peppino Diana, un prêtre résistant assassiné par la camorra, comme c'est raconté dans le chapitre du livre qui lui est dédié.
Jean-Marie
Re: Finalement en France et en français et à propos de son auteur
Merci de me l'avoir rappelé, je l'avais oublié :-).
Le billet que vous avez publié sur votre blog à propos du problème actuel (chronique) des déchets en Campanie, en vous rapportant à ce livre justement, est vraiment très clair et très intéressant, tout comme votre réponse au premier commentaire. Il n'est pas facile de faire comprendre ce qu'impliquent les concepts de mafia/camorra/'ndrangheta ou sacra coronna à ceux qui n'habitent pas l'Italie, et encore moins de leur faire admettre que, désormais, leurs tentacules arrivent partout. Etes-vous au courant de la "censure" de la traduction anglaise ?
Re: Finalement en France et en français et à propos de son auteur
Par ailleurs, au-delà des noms (je crois savoir que la censure anglaise ne concerne que les noms des camorristes, mais je dois encore approfondir l'argument), Gomorra est tellement fort de par son récit même, que cette piètre tentative de son éditeur anglais n'arrêtera sûrement pas le message que le livre veut faire passer, voire, en fonction de la réaction des gens, ne fera que le faire connaître davantage.
Jean-Marie
Lien croisé
Re: Finalement en France et en français et à propos de son auteur
Re: Finalement en France et en français et à propos de son auteur
Ne pas confondre "Gomorra" et "gamurra". En ce qui concerne l'origine du mot "Camorra", si vous comprenez l'italien, je vous conseille d'aller faire un tour sur Wikipedia, sur la page italienne du mot "Camorra", et de lire le paragraphe relatif à l' "Etimologia".
Pour ceux qui ne comprennent pas l'italien, je peux en faire une traduction sur demande.
Roberto Saviano a décidé de quitter l'Italie
Lire dans Le Monde Roberto Saviano Prisonnier de "Gomorra" : est-ce à dire, une fois de plus, que le courage ne paie pas ? Quelle tristesse !
«Voglio una casa. Voglio innamorarmi, bere una birra in pubblico, andare in libreria e scegliermi un libro leggendo la quarta di copertina. Voglio passeggiare, prendere il sole, camminare sotto la pioggia, incontrare senza paura e senza spaventarla mia madre. Voglio avere intorno i miei amici e poter ridere e non dover parlare di me, sempre di me come se fossi un malato terminale e loro fossero alle prese con una visita noiosa eppure inevitabile. Cazzo, ho soltanto ventotto anni!».
Après la fuite de nouvelles sur la possibilité d'un attentat qui devrait le tuer avec son escorte d'ici Noël, Saviano a décidé de quitter l'Italie, tout du moins pour quelques temps : "Je pense que j'ai le droit à une pause" a dit l'écrivain. "Ces temps-ci, j'ai pensé que céder à la tentation de faire un pas en arrière n'était pas une bonne idée, que surtout ce n'était pas intelligent. J'ai pensé qu'il était idiot, encore plus qu'indécent, de renoncer à soi-même, de se laisser ployer par des hommes de rien, des gens que je méprise pour ce qu'ils pensent, pour la façon dont ils agissent, pour la façon dont ils vivent, pour ce qu'il y a dans la plus intime de leur fibres, mais, pour l'instant, je vois aucune raison de m'obstiner à vivre de cette façon, comme le prisonnier de moi-même, de mon livre, de mon succès. Que le succès aille se faire foutre !"
"J'ai envie de pouvoir avoir un chez moi. J'ai envie de tomber amoureux, de boire une bière en public, d'aller dans une librairie et de choisir un livre en lisant le quatrième de couverture. Je veux me promener, prendre un bain de soleil, marcher sous la pluie, rencontrer ma mère sans peur et sans lui faire peur. Je veux mes amis autour de moi, je veux pouvoir rire, et ne pas devoir parler de moi, toujours de moi comme si j'étais un malade terminal et qu'eux me rendaient une visite ennuyeuse mais inévitable. M..., j'ai seulement vingt-huit ans!"
La solidarité de Salman Rushdie (sur La Repubblica) : "Difenditi, la camorra è peggio della fatwa"
A ceux qui comprennent l'italien/ A tutti coloro che capiscono l'italiano
Tengo a segnalare quest'altro commento (con un piccolo brano del libro) di Beppe Grillo, dove l'accento, lo si mette molto sul fatto che non c'è soluzione se non partendo dal recupero dei ragazzini del napoletano. Su questo concordo pienamente, e soprattutto sul fatto che lo studio di questo libro dovrebbe diventare obbligatorio in tutte le scuole medie e superiori della penisola.