"Le vieux pêcheur recueille dans un seau une maigre poignée d’anchois, de sèches et un poulpe malchanceux, et il les jette dans une cagette où ils verront la fin. Puis il retourne à ses filets et les fait descendre, paresseux. Ils se noient lentement, coupant les ondes vert azur qui se plissent un instant : la trappe est prête à recevoir de nouvelles proies. Le vieux pêcheur a 81 ans. Il est là depuis toujours, sur cette fraction du littoral des Abruzzes, « pleine de douceur et de beauté », de petites plages pimpantes serties dans les cannaies, les essences sauvages, les orangeraies et les oliveraies, les criques anguleuses. Il est décharné, l’expression usé, avec d’âpres socs sur son front et sur ses mains rêches et osseuses. Tommaso Veri, de Roca San Giovanni, Masino pour tout le monde, fixe le premier butin de la journée tandis qu’il se tortille, agonisant : « On prend plus grand-chose, c’est pas comme dans le temps », bougonne-t-il, et il se dresse sur un recoin de son carrelet, entre les cordes soumises à l’usure, le bois et une forte odeur saline.
Les carrelets, ces « petites machines de pêche, antiques », posées dans les eaux basses à quelques centaines de mètres de la rive, piquette une portion de la côte de la province de Chieti [en Italie, sur le bord de l’Adriatique, NdT], de Ortona jusqu’à Vasto, en passant par San Vito, Rocca San Giovanni, Fossacesia e Torino di Sangro. Ils ressemblent à des carcasses mystérieuses posées sur les récifs, mis là par hasard, peut-être bien pour veiller sur les berges, rudes sentinelles ayant échappé à la défaite, vedettes silencieuses d’une nature qui octroie encore de la magie.
« Quand j'avais six ans », reprend Veri, « un matin nous avons tiré quatre thons de 120 kilos chacun. Il fallait voir…. Et, une autre fois, trente kilos de gros mulets. Un banc entier. » La richesse était là, parmi les loups de mer, les dorades, les anguilles, les sargues, les émissoles, les raies, les rougets vagabonds. Le triomphe de la mer. « Et sa générosité. Encore que », réfléchit le vieux pêcheur, « la mer ne t’enrichit pas, elle te donne le nécessaire ».
Les carrelets à ponton sont des constructions simples qui utilisent des techniques d’emboîtement et de contrepoids. Au premier abord, ils donnent l’impression d’un enchevêtrement brut de troncs reliés sans aucune logique par des fils de fer, des boulons, des cordes « et des clous pour renforcer les points faibles ». Au lieu de cela, ils sont l’indice d’une grande ingéniosité qui réussit à résister aux tempêtes les plus violentes et aux furieuses attaques des bourrasques. Ils ont l’apparence fragile de « structures réalisées par jeu », écrit Fernando De Ritis, « en équilibre sur des pieux grêles où s'emmêlent vergues, amarres, tirants, écoutes et poulies, d’un embrouillamini de filets pendants ». Mais ils résistent, impavides, aux lames colériques et aux coups de vents qui les ébranlent, et l’été ils sèchent durant les bonaces. » .... Encore… « Ils ont l’air d’insectes fabuleux, croisement fantastique entre des espèces diverses : ils ont la grâce aérienne d’une libellule, l’équilibre irréel des flamands roses, les mouvements lents des langoustes. Ils sont en bois d’acacia, qui ne pourrit pas dans l’eau, et ils comprennent une plateforme d’environ 40 mètres carré, fermée sur trois côtés par un parapet, résultat de l’union de planches et de poutres posées sur des pilastres fixés dans les rochers. Ils sont reliés à la terre ferme au moyen d’une passerelle soutenue par des pieux en fer et des troncs noueux. De la plateforme se détache des antennes grandes et petites qui soutiennent les filets par un système compliqué de poulies et de cordes. Les extrémités des cordes sont entortillées autour d’un treuil
Les carrelets à ponton comme instruments d’un métier artisanal, comme tentatives, pour l’homme, « de déplacer ses confins et d’arracher un rudiment d’aventure....» Celui qui les a inventés n’était pas encore un marin, mais il n’était déjà plus ni paysan ni berger. »
(Extraits de : « Installazioni in mezzo al mare » de Serena Giannico, Il Manifesto, Traduction de l'italien ImpasseSud)
(Quelques photos des "trabocchi" italiens.)
Je ne sais pas pourquoi, mais une fois de plus j'ai l'impression que dans ce coin de paradis un "désastre" est en train de se préparer. J'aime ces figures dégingandés, ces témoins d'un passé récent qui ressemblent un peu aux moulins à vent de Don Quichotte, et je me demande à quel point en sont les carrelets à ponton de la côte Atlantique française… (voir ici : 1 - 2)
Mais comment faut-il donc faire pour empêcher que le présent, avec ses "bonnes intentions", détruise irrémédiablement l'artisanat réel, avec sa saveur, sa diversité et son ingéniosité ? Le passé est-il obligatoirement condamné à mourir, à être dérisé ou trahi, ou à finir dans les musées ?
Mots-clefs : Méditerranée, Planète Terre, Europe, Italie
Commentaires et Mises à jour :
Re: Merveilleux récit !
Ce qui me désole, c'est que personne ne se préoccupe de sauvegarder ces métiers si particuliers, mais que, sous un faux prétexte, on s'en empare pour les remplacer par des affaires "rentables".
Il n'y avait qu'un pas...
Que le monde est petit!
Il n'y avait qu'un pas à franchir des côtes de l'Adriatique à celles des Pays-de-la-Loire.
Alors merci pour se si beau texte que j'ai cité sous l'une de mes photos de pêcheries à carrelets de cette région: http://www.trekearth.com/gallery/photo246502.htm
Amicalement - Viviane
Re: Il n'y avait qu'un pas...
Viviane,
Je suis vraiment enchantée que vous ayez associé ce texte à vos magnifiques photos et c'est moi qui vous remercie.
Je conseille à tous ceux qui passent par ici, de terminer cette lecture en allant faire un tour chez vous, et j'ai modifié la fin de mon billet dans ce sens.
Bien amicalement à vous.
Merveilleux récit !
ImpasseSud, ton récit est fabuleux. Tous le détails y sont, pour nous transporter dans ce petit monde spécifique sur une côte italienne que tu décris si bien.
Merci, pour nous prêter ton regard et nous faire profiter de ta plume, si authentique dans tes descriptions.
Je me pose les mêmes questions que toi sur le devenir de notre planète, changeante d'aspect au gré de l'humeur humaine. Le profit étant toujours un but et non un moyen, malheureuseulment au détriment de toutes sortes de considérations...et la masse silencieuse subit...!