Au coeur de la Calabre, à plus de 800 mètres d’altitude, immergée dans les résineux séculaires, les hêtres géants, les chênes et les châtaigniers énormes, enveloppée dans le silence, la Chartreuse surgit, premier couvent chartreux en Italie et second de l’ordre, (après celui de la Grande Chartreuse, près de Grenoble).
Nous étions en avril, la journée était lumineuse, limpide. Nous venions de quitter l’autoroute depuis quelques instants, et la route montait, lentement, en lacets. P. avait préféré ne pas venir, N. ronchonnait et I. disait qu’il avait mal à la tête. Au bout de 25 kilomètres, nous étions arrivés à Serra San Bruno, et nous avions rejoint la chartreuse. Le vieux guide que je possédais disait qu’on pouvait la visiter, mais ce n’est plus possible, sauf pour les hommes, un ou deux jours par semaine. Dans l’immense enceinte aux constructions gothiques, un édifice a été réservé à la création d’un petit musée qui raconte l’histoire et la vie des moines, les Chartreux.
Sur un terrain offert par Roger Ier, dit le Normand, ce couvent a été fondé par Saint Bruno, séduit par la paix du site, aux alentours de l’an 1091. C’est tout d’abord une petite église entourée de misérables maisons faites de boue, de bois et d’argile, mais quand le saint meurt en 1101, la construction des cellules est déjà bien avancée. L’ordre suit la règle des Bénédictins : travail, solitude et prière. Le couvent a été restauré et modifié à plusieurs reprises, mais le très violent tremblement de terre de 1783 l’a pratiquement réduit à néant, et, par la faute de Napoléon, on ne l’a reconstruit qu’à la fin du siècle suivant, conservant comme seul vestige un quadrilatère de l’enceinte murale du XVe siècle.
Dans cet espace démesuré, il n’y a que 21 moines. Bien qu’ils vivent de leur travail, je me demande comment ils font pour subvenir à leurs besoins et à ceux de l’abbaye. Personne, aujourd’hui, ne peut vivre sans produire. Est-ce que la vente de la fameuse liqueur verte et de l’artisanat suffit ?
Le musée requiert le silence et inculque le respect. On pénètre dans un hermitage-type, puis dans une chapelle, et la musique de fond est celle des chants grégoriens des offices. La vie monastique a encore le même rythme qu’au moment de la création de l’ordre, les mêmes horaires, de prière, de travail, de lever, de coucher. Les moines cependant participent à la vie du monde, ils suivent les évènements, ils collaborent (ou peut-être même organisent) la fête du pays, chaque année à la Pentecôte. Tous les lundis après-midi, ils sortent pour faire une longue promenade dans les forêts environnantes, et ils se réunissent de temps en temps. C’est ça la règle.
Tandis que nous visitions le musée, que nous suivions la projection audio-visuelle, que j’échangeais à voix basse des impressions avec N. et I., finalement très intéressés, alors que j’étais transie (au mois d’avril il fait encore froid à 800 mètres, même au centre de la Méditerranée), je laissais pénétrer en moi un peu de la paix du lieu. Une sorte de pause, dans l’espace et dans le temps, un de ces moments rares, précieux, sans but ni raison, où l’âme devient disponible. Je n’éprouvais pas la sensation d’être dans un monde clos, mais plutôt dans un écrin de liberté, de celle que l’on choisit, de son plein gré. La ferveur était palpable.
Qu’est-ce qui peut bien pousser un homme, aujourd’hui, à prendre l’habit ? Comment ces quelques moines trouvent-ils enrichissement et accomplissement dans une vie contemplative dont ils savent à l’avance qu’elle sera la même jour après jour, pendant cinquante ans ou plus, sans que rien ne vienne la troubler ? Il est toujours possible de s’en aller, les vœux sont facultatifs, mais ils restent tous. L’histoire, la puissance intellectuelle, la paix de ces hommes me fascinent, mais ils ne sont pas parfaits. Alors comment être soi au sein d’une communauté aussi bien « réglée »? Faut-il qu’ils tendent à ne plus être eux-mêmes, mais partie d’une unique divinité, parfaite ? Comme tous les humains, ils ont leurs maux, leurs découragements, leurs vides. Le mysticisme de certains saints me fait presque horreur, mais ici, on sent qu’ils ont l’éternité devant eux.
Dans une chapelle attenante à la chartreuse, il y avait un groupe de scouts qui était en pleine cérémonie de « promesse ». Un très vieux moine y assistait, assis sur un fauteuil roulant, un bonnet de laine tricoté à la main sur la tête. Etait-ce la maladie, était-ce l’âge, il n’avait plus figure d’homme, hideux et asexué, il semblait même ne plus être très présent. Pourquoi les moines avaient-ils délégué une telle figure pour présider à la cérémonie de ces adolescents ? La sensation que j’éprouvais n’était-elle pas injuste et superficielle ? Il me semblait toucher du doigt mon incompréhension et mon ignorance.
En fin d’après-midi, nous nous étions enfoncés dans les bois, à quelques kilomètres, vers Santa Maria del Bosco, lieu où le saint mourut en 1101 et où il est enterré. Là, c’était la foire d’empoigne, un cirque permanent de voitures qui tournaient en rond, passaient, repassaient, se garaient, vomissant à chaque fois des familles nombreuses et bruyantes.
Mais à quelques pas, la forêt sombre nous invitait, nous enveloppait, le ciel souriait dans la lumière du crépuscule naissant, le vent qui sifflait, glacial, nous animait, les ruisseaux chantaient, tout était paix et splendeur. Ce soir-là, maux de tête et ronchonnements s’étaient évaporés, chacun de nous chérissait un secret en son for intérieur.
27 avril 1996
Cet ordre, après avoir eu près de 200 couvents en Europe, aujourd’hui n’en a plus que 24 dans le monde, avec 370 moines et 75 religieuses.
(Photos :La Certosa e le chiese di Serra San Bruno
Mots-clefs : Méditerranée, Flore, Religions, Voyages
Commentaires et Mises à jour :
Joli texte
T'emboîtant le pas dans tes sensations, je m'émerveille de ces beautés contées par tes mots. Que de douceur et de quiétude bien recus dans ce monde agressif, c'est comme un oasis de paix où l'on peut se retrouver à sa juste place, comme l'étaient certainement ces moines. La recherche de soi a toujours poussé l'Homme dans ces retranchements et l'isolement peut y contribuer.
Merci ImpasseSud de nous faire rêver!
très beau texte
Ah! Si ce n'était la religion....
Finalement PierreDesiles a déja tout dit, je ne rajoute que de nouveaux mots pour confirmer mon impression.
Bonne journée.
Lien croisé
Recherche sur les CHartreuses (Grande et San Bruno)
J'ai le projet de rejoindre la Grande Chartreuse à Serra San Bruno et je recherche toute information sur les éventuels itinéraires possibles (sauf autoroute et grands axes)
Cet itinéraire sera à utiliser une première fois en vélo, une deuxième fois à pieds.
J'ai apprécié ce texte qui donne envie de continuer mon projet (très jolies phtographies)
et je vois que vous avez une certaine connaissance des lieux.
Si vous pouviez me donner quelques informations en rapport avec ce projet, elles seraient les bienvenues.
Cordialement, Salvatore Perri (Isère)
Re: Recherche sur les CHartreuses (Grande et San Bruno)
Je suis très heureuse que mon billet ait suscité votre intérêt, et je ne peux que vous encourager dans votre projet.
Je suis cependant bien embarrassée pour vous répondre car, si effectivement je connais un peu cette région, je me suis toujours rendue à Serra San Bruno à partir de l'autoroute puis par la route. Le fait est qu'on ne peut absolument pas comparer le sud des Apennins avec les Alpes par exemple, avec tous ses parcours balisés. En Calabre, à ma connaissance, il n'existe aucun sentier de Grande Randonnée ou piste cyclable. Au maximum Il existe quelques clubs qui organisent des ballades de plusieurs heures ou des randonnées de plusieurs jours, mais pas dans la région des Serre (Serra San Bruno) qui est la partie des Apennins qui unit la Sila au nord à l'Aspromonte au sud. Comme vous le montrera cette carte, en Italie, rien ne descend au-dessous de Rome.
Le seul conseil que je puisse vous donner, c'est de vous mettre en contact avec la Certosa di Serra San Bruno. Le prieur actuel, Dom Jacques, est Français ou de langue française. Bien que ce monastère ne recoive pas d'hôtes, peut-être saura-t-on vous donner quelques indications.
En tout cas, bonne chance dans vos recherches.
Bien amicalement.
Coucou TOI!
"je laissais pénétrer en moi un peu de la paix du lieu. Une sorte de pause, dans l’espace et dans le temps, un de ces moments rares, précieux, sans but ni raison, où l’âme devient disponible. Je n’éprouvais pas la sensation d’être dans un monde clos, mais plutôt dans un écrin de liberté, de celle que l’on choisit, de son plein gré. La ferveur était palpable."
Eh bien, j'ai visité la Grande Chartreuse prés de Grenoble!!!!Magnifique......et j'ai ressenti la même chose que toi....N'empêche leur liqueur est super bon et un très bon digestif**hihi**!LAL NAN, chouette ton article!:)!
briget qui va encore dormir dans sa cave, eh oui!